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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Timon d'Athènes de Shakespeare ou la passion terrible de la bonté 

 

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« Que le souffle infecte le souffle… » Cuivres et percussions ouvrent un spectacle au rythme asphyxiant. Timon vocifère, éructe, exècre. Il maudit la terre entière, vomit le genre humain. Il respire un grand coup et crache son venin. Le voilà en haillons qui court à droite puis à gauche. Sur cette plage déserte, devant l’écume de l’océan, tête nue, il n’est jamais en repos. Son cœur est rabougri mais son corps repus de ressentiment. Rien ne trouve grâce auprès de lui : les femmes ? Des putains. Les généraux ? Des fléaux de l’humanité. Athènes, sa cité ? Une flopée de sénateurs pourris. Qu’elle soit vouée dans « le chaos de ses contraires » ! En lui la haine, autour de lui la malédiction. Qu’est-il devenu ? Le sait-il lui-même ? Est-il fou, misanthrope ? Plutôt mordu par la rage. Il crible le monde de ses malédictions. Il appelle l'apocalypse. Il cherche dans les bois une bête moins féroce que l’homme. Sa torche fumante sème la mort. Timon est Satan. Il est un être pour mourir et faire mourir. Le monde est renversé en son contraire. Le bien et le mal sont équivalents. « Volez-vous les uns les autres ! » hurle-t-il (IV, 3). Le vice prend la place de la bonté. Timon l’imprécateur viole, étrangle, spolie sans limite. Tous ceux qui viendront lui demander de réintégrer la cité (Alcibiade, son intendant, les sénateurs…) seront violemment éconduits. Il habite hors du monde. Un soleil noir éclaire sa nuit. Du fond de sa grotte, il vocifère son dernier précepte : « Donnes aux chiens ce que tu refuses aux hommes » (IV,3)  

 

Comment Timon en est-il arrivé à cette extrémité ? Ce riche seigneur a cru en l’amitié (la philia) en y voyant le ciment qui fait tenir la cité. Il a dépensé sans compter pour se couvrir d’amis. Il a fait le bien à profusion, cultivé la munificence. Sans mesurer qu’il épuisait le monde fini. Ses dons ont semé la concupiscence, corrompu les cœurs, fait gonfler son orgueil. Il est allé jusqu’au bout de sa dépense au point de se ruiner. Son erreur fatale est d’oublier que le don - le vrai- relève de la surabondance. Aucune équivalence ne s’y attache. Aucun lien de réciprocité n’en découle. Timon a cru répandre la générosité alors qu’il bâtissait son pouvoir et achetait la dépendance. Derrière ses dons, l’échange a eu lieu : la soumission des courtisans. Rien d’autre ne peut en naître. Il se croyait aimé de ses amis, il s'entourait de flatteurs. Il attendait qu'on lui donne en retour, il récolte la créance. Aveuglé par son orgueil, il a confondu deux ordres opposés, deux cités : celle du don (agapé) qui suppose la non réciprocité et celle de l’échange qui appelle une contrepartie. Il a rêvé une cité tout en enfantant un monstre. Il a cru se lier aux autres par le partage et s’est enfoncé dans une dette impayable. 

   

Son rêve altruiste s’est brisé. La démesure de sa bonté est devenue un amas d’imprécations. Sa grotte puante est le mémorial de ses bienfaits. Il est plongé dans la confusion mentale, sociale, cosmique. Il fut pur dans le bien comme il est pur dans le mal. L’amer Apémantus lui enjoint de rester dans le milieu de l’humanité. Alcibiade l’appelle à revenir à une « passion sobre et mesurée ». En vain. Timon s’est brisé dans l’étau de deux ordres incompatibles : le monde de l’échange et celui de l’amitié. Il a choisi de vivre dans ce monde inversé : « la longue maladie de ma santé et de la vie commence maintenant à guérir et le néant m’apporte tout »  (V, 1). Inguérissable, il ne lui reste plus qu’à écrire son épitaphe sur la coque d’un bateau échoué sur une plage déserte : « qu’une bête me lise, d’hommes il n’y en a plus. »

 

(Mise en scène de Cyril Le Grix au théâtre de la Tempête de la Cartoucherie de Vincennes jusqu’au 2 avril 2017 avec Patrick Catalifo dans le rôle de Timon - cf. image ci-dessus) )

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 Bovary ou l’hommage d’un procureur à la transgression   

 

  • A propos de Bovary, Tiago Rodrigues, Théâtre de la Bastille, 2016

Cinq acteurs sont sur scène à notre arrivée. Rien dans leur apparence ne les distingue du public. Ni décor, ni costumes. Dans une caverne hors du temps, ils lancent interminablement des feuilles de papier. Nous ne le savons pas encore mais ce sont les comédiens de Bovary, pièce de Tiago Rodriguez qui « occupe » le théâtre de la Bastille en ce printemps de 2016. Une fois entrés dans leur rôle, quand ils nous sentent tous là, la scène jonchée de pages blanches, ils se lancent dans un souffle. S’ouvre un dialogue de deux heures entre Madame Bovary et la lecture juridique qui en fut faite lors du procès pour outrage aux bonnes mœurs de 1856. Dialogue singulier en présence de l’auteur où deux acteurs incarnant le procureur Pinard et l’avocat Jules Senart s’opposent devant Charles et Emma Bovary.   

 

Ce quintette de haut vol joue une étrange partition. D’un côté, ce roman  où Flaubert raconte l’histoire d’une femme qui cherche un destin à la hauteur de ses rêves dans l’ennui d’une vie de province. Avec ses amants - Léon puis Rodolphe -  elle se met à aimer, à exister, à vivre enfin. Flaubert écrit un poème épais scandé de coups d’archets que sont les scènes de la vie de province, les portraits (le pharmacien Homais), les pages célèbres sur les comices agricoles … De l’autre, une lecture moralisante qui y voit un « outrage aux bonnes mœurs et à la religion ». Le procureur sélectionne les passages jugés « corrupteurs » (la scène du tour de la ville en fiacre) ou trop suggestifs (« la couleur lascive du roman ») dès lors qu’il veut débusquer l’apologie de l’adultère qui s’y cache. La faiblesse du roman est, selon lui, Charles, médecin médiocre et piètre chef de famille. Femme puissante, Emma ridiculise un « mari béat » que l’auteur laisse sans défense. N’est-ce pas déplorer les « désillusions de l’adultère » (interdit à l’époque) en exposant la « souillure du mariage » qui reste un sacrement ?     

La défense, de son côté, voit dans la description édifiante du mal, une manière d’en inspirer le dégoût. Ce ne sont que des faits que l’auteur enregistre comme un photographe des mœurs. Flaubert, en somme, donne le remède avec le poison. Il moralise en montrant l’horreur du vice de son temps. Il fallait décrire l’adultère pour en monter les désillusions et suivre dans toute son ampleur « la chute » d’Emma. Vous accusez mon client de peindre le mal mais il est dans le monde, dit-il : « Allez vous plaindre au monde ! ».

 

Mais derrière cette opposition de façade, le doute s’insinue. On devine le paradoxe qui intéresse Tiago Rodrigues. La figure de Pinard est moins lisse qu’il paraît. Singulier procureur qui reconnait une peinture « admirable sous le rapport du talent, mais exécrable au point de vue moral ». Peintre lui aussi, Pinard en donne une image qui en accuse les traits choquants : inacceptable mais cités à foison sont les « cris de la chair » d’Emma, sa « beauté de provocation », ses « poses voluptueuses »… Il souligne l’absence de l’auteur dans l’œuvre à travers « le style indirect libre » (le narrateur se confond dans son personnage au lieu de le mettre à distance et le juger). « C’est faute d’une instance de jugement interne dans l’œuvre, l’auteur est convoqué devant une instance de jugement externe… le style indirect libre est une forme d’irresponsabilité narrative » (cité par Yvan Leclerc, « Flaubert la littérature en procès au XIXème siècle », La plume et le prétoire, La doc. Française, p. 168). Voilà le vrai reproche : ne pas avoir créé un personnage qui soit le porte-parole des valeurs bourgeoises. Mais peut-on reprocher un délit d’abstention de l’auteur dans son œuvre ? La transgression n’est-elle pas alors plus littéraire que pénale ?      

 

Pinard touche juste. Le prévenu Flaubert se reconnait secrètement bien plus dans cette lecture subtile de l’accusation que dans celle de son avocat. Il a bel et bien voulu écrire un livre sans auteur, un livre qui tienne debout par lui-même.  Contrairement à la plaidoirie de celui-ci, il n’est pas un peintre naturaliste. Il revendique d’avoir fait une œuvre, d’y imposer un style total, de camper un personnage universel, bref de peindre un monde qui lui est propre. Flaubert, en dédicaçant son roman à son avocat, fait semblant de croire à sa moralité. Avec l’accusation, il sait bien qu’il a voulu transgresser littérairement l’ordre établi. Son Emma est une figure de la rébellion contre cet ordre bourgeois dont il haïssait tant les mœurs. Quand elle crie comme un enfant éblouie par un jouet « j’ai un amant !, j’ai un amant ! » en sortant chez Rodolphe, c’est bien une ivresse de transgression qu’elle clame.  Prolongeant celle de Flaubert, l’Emma de T. Rodrigues brise les codes : elle méprise Charles, rêve et aime follement, danse un rock endiablé dans un manteau léger et ample à la fois. A travers les pages du roman qu’elle scande, feuilles serrées sur sa poitrine, elle nous crucifie d’un regard de défi. A côté d’elle, Flaubert danse lui comme un fou qui crierait sur tous les tons  « Bovary c’est moi ! » Parfait contrepoint, le pauvre Charles paraît terriblement étroit, dévirilisé par une femme trop forte pour lui, sanglé jusqu’au cou dans son blouson, bon et aimant jusqu’au bout comme un chien fidèle. Et le quintette nous emporte dans ce tourbillon.

 

On peut regretter ici et là l’excès de la mise en scène : trop assourdissant le rock « hard », trop longue la danse dionysiaque d’Emma, trop affectés les baisers du procureur, trop de répliques en forme de clin d’œil au public… Peut-être est-ce une manière de dire immodérément la confusion des rôles sans cesse brisés et recomposés. Chacun entre dans un autre et lui vole sa voix. Le procureur joué par une actrice au timbre martial (métamorphique Ruth Vaga Fernandez) peut avoir une voix d’enfant. L’avocat (D. Geselsom) se faufile comme un farfadet dans les personnages de Léon ou Rodolphe. Dans cette polyphonie, seul Charles reste prisonnier de son personnage, coincé dans son petit blouson en daim. Flaubert (étourdissant Jacques Bonaffé),  surplombant de sa superbe gouaille le paysage de « son » procès, ne dédaigne pas d’y intervenir pour commenter son déroulement, danser avec son Emma, rectifier la vérité ou se plaindre amèrement de ses  écarts.

  

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Figure 1 Gustave et Emma dansent à l'unisson

 

Reste à comprendre pourquoi cette œuvre nous parle tant à travers un récit de justice ? C’est que la justice ici n’est pas la censure. Il y a bien la poursuite pour « outrage aux bonnes mœurs » et les rapports de police au procureur. Mais elle cède vite devant la discussion libre. Immédiatement s’interposent la pluralité des regards, les doutes de l’accusation, la rhétorique de l’avocat, l’échange des arguments. La société de l’époque dialogue avec elle-même sous nos yeux. Trois scènes s’emboitent les unes dans les autres - la scène romanesque, la scène judiciaire et la scène théâtrale – pour former jusqu'à nous un espace public démocratique continu. Les points de vue qui s’y rencontrent vibrent avec notre propre présence comme spectateur. Nous communions avec cette œuvre dans la vibration des clameurs contradictoires qui jaillissent d’une société ébranlée par sa vérité.  

 

N’oublions pas la position du juge, architecte indivisible du procès comme Flaubert l’est de son œuvre. On ne sait  rien de lui alors que sa décision innocente l’auteur. Le jugement (douze attendus) paraît être un « feu d’artifice d’exécrations » mais pour mieux souligner le sérieux du travail, le faible nombre de passages incriminés, la loyauté morale de l’auteur. Ce jugement incarne le regard d’une société de son temps sur la littérature, voilà pourquoi il est légitime. Il exprime la diversité des points de vue et les doutes en chacun d’eux. Il énonce une conviction au terme d’un débat individualisé sans relayer une condamnation morale a priori. Il est un acte de confiance en une justice démocratique à travers le dissensus quelle autorise. Rarement théâtre, démocratie et justice auront été accordés avec autant de justesse.  

    

 

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Figure 2 Emma défie le monde à travers les pages du roman

 

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Ian Mc Ewan, L’intérêt de l’enfant, (The Children Act, 2014), NRF Gallimard, trad. 2015

  

Il est rare qu’un roman, comme celui de Ian McEwan, accorde une place aussi centrale à la figure d'un juge. La plupart du temps, les magistrats (à l’inverse des policiers et parfois des avocats) sont plutôt des repoussoirs, des figures austères et compassées qui servent de toile de fond à l’héroïsme des accusés. Ici rien de tel. Dans un récit assez bref (en cinq chapitres), le personnage central - et le seul - est Fiona Maye, juge aux affaires familiales d’une soixantaine d’années en poste à Londres. Le récit du narrateur est à la troisième personne mais d’un bout à l’autre, nous vivons avec elle, partageons ses sentiments et ses dilemmes moraux. Au moment où commence le roman, nous la découvrons en pleine crise conjugale. Son mari (Jack) lui confie qu’il veut vivre une « dernière grande aventure passionnée ». Mais à peine subit-elle le choc de cet aveu qu’elle est prise par le tourment des affaires qu’elle doit traiter. Tout l’art du roman, sa musicalité propre, est de mêler dans le flux d'un monologue intérieur les sentiments d’une femme et les débats de conscience d’un juge.  

 

L’affaire des témoins de Jéhovah va concentrer le récit en mêlant avec plus d’acuité encore la femme et la fonction. Voilà que Fiona, désormais seule au domicile conjugal, fatiguée, sent soudain le poids de l’âge. Même si Jack va reconnaitre rapidement son erreur, même si elle se reproche de l’avoir délaissé, le mal est fait. Les silences, les non-dits, les « fantômes invisibles » vont envahir leur vie fracturée. Elle va connaitre elle aussi comme tant de couples qu’elle a divorcé par ailleurs, « la présence radioactive de l’autre derrière le mur » (p. 148). Quand le greffier appelle l’affaire suivante, c’est une femme blessée qui monte à nouveau sur la scène.

 

Adam Henry est atteint d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent toute transfusion sanguine. Leur fils adhère pleinement à ce refus. Le témoignage de l’hématologue est clair : sans transfusion, c’est une agonie lente, une mort certaine au terme de lourdes séquelles neurologiques qui attend l’adolescent. Les parents répliquent : "cette leucémie est une mise à l’épreuve de notre foi par Dieu ; mélanger les sangs est une souillure à la création selon les textes sacrés ; nombres de citations bibliques produits par nos avocats l’attestent". Le juge s'interroge : cet adolescent intelligent et sensible veut-il vraiment mourir ? Ne peut-on pas sinon le séparer de la foi parentale, du moins, lui expliquer les conséquences mortifères pour lui de ce choix dont il se sent  solidaire ?

 

Fiona Maye décide d’entendre le jeune Adam à l’hôpital. C’est un acte procédural assez classique mais il place le juge hors de son cadre. Son rôle est moins soutenu par le lieu (son bureau au  palais) même s’il y a la présence de la greffière. La rencontre avec le jeune homme glissera insensiblement vers un échange d’une grande complicité. Au lieu d’une audience entre un juge et un justiciable, c’est une brève relation qui se noue entre Fiona et Adam, entre une femme compatissante  et un jeune homme exalté. Ce bref moment de joie de vivre partagée avec la juge ébranle Adam qui choisit de vivre. 

 

Les lettres que le jeune homme heureux de guérir lui envoie montrent à Fiona toute la part que cette relation (et du jugement qui a suivi) a joué dans sa décision. Une nouvelle rencontre est provoquée par l’adolescent dont la dévotion à « sa » juge semble remplacer sa foi religieuse. Voilà qu’il a pris de la distance avec ses parents et, comme ivre de sa liberté, qu’il s’enhardit à lui demander de venir vivre chez elle ! Elle refuse bien sûr mais au moment de quitter ils s'embrassent...

 

« … un contact fugace mais plus que la simple idée d’un baiser, plus que celui d’une mère à son fils adulte. Deux secondes au plus, trois peut-être. Assez longtemps pour percevoir dans la douceur de ses lèvres souples toutes les années une vie entière qui la séparaient de lui. Alors qu’ils s’écartaient l’un de l’autre, un simple effleurement auraient pu les faire s’embrasser à nouveau » (p. 184)  

 

Ce baiser surgi entre eux – ce « coup de folie » qui peut lui valoir une sanction disciplinaire - va les séparer radicalement. Fiona prend peur. Pour fuir ce moment, elle se réfugie dans la sociabilité judicaire de Gray’s Inn tout en renouant avec Jack. Adam de son côté va s’épuiser dans une fièvre épistolaire et poétique sans réponse jusqu’à ce que sa maladie le reprenne et l’emporte.

Résultat de recherche d'images pour "children act mcewan" Il serait un peu rapide de reprocher à Fiona sa dérobade à l’égard de cet adolescent dont la dimension suicidaire de la mort lui paraît évidente. Le roman de Ian Mac Ewan se situe plutôt dans la relation qui se noue entre les deux êtres par-delà les rôles de chacun (p. 110-132). Fiona ne s’est pas dérobée à la question de la sincérité du refus du traitement. Elle n’est pas restée fixée sur le dossier. Elle est allée vers Adam.  Elle a voulu lui parler à l’hôpital. Elle a pris le risque de la rencontre. Celle-ci a lieu, hors du tribunal, autour du lit d’un adolescent. Surprise par « l’innocence » du garçon et sa »franchise enfantine » elle entre insensiblement dans son espace de vie comme si elle se mettait à parler à un fils imaginaire. Aux côtés d'Adam, « Fiona elle-même parlait comme en rêve » (p. 115).

 

De façon significative, la présence du tiers (Marina la greffière) s’efface progressivement puisque celle-ci ne peut écrire dans l’obscurité et s’éloigne pour parler aux infirmières. Dans l’espace d’une relation devenue imperceptiblement intime, Fiona demande au jeune homme de lui lire ses poèmes avant de lui proposer de jouer du violon et de chanter une chanson. Bref, leurs émotions se mêlent comme s’ils étaient devenus amis.  

 

Mais un juge ne peut être l’ami de quiconque. Cela, Fiona le sait. Elle a conscience de compromette son autorité par cet excès de partialité. Est-ce là une « faute déontologique » ? Fiona, à l’occasion de cette avancée vers Adam, sent réellement son envie de vivre par-delà sa conviction religieuse. Quand il lui confie qu’il apprend le violon, ils se mettent à chantonner ensemble un poème de Yeats The Sally Gardens. A-t-elle à ce moment conscience d’être allée trop loin ? Elle ressent plutôt que sa conviction est faite. Cet adolescent veut vivre, cela lui paraît évident. Pourquoi écrirait-il des poèmes et apprendrait-il le violon ?

 « Apprendre le violon ou tout autre instrument était un acte d’espoir, de foi en l’avenir » (p.130).    

 

De ce kaléidoscope de sentiments, il ne sera pas question dans son jugement. La juge Maye citera les textes, les précédents, la « compétence Gillick » pour autoriser la transfusion.

 « Bref, je conclus que A.,  ses parents et les anciens de cette Eglise ont pris une décision contraire à son intérêt le quel est le souci premier de cette cour. A doit être protégé contre cette décision. Il doit être protégé contre sa religion et contre lui-même. (p. 137)

 

Ne nous y trompons pas. Ce « je » n’est pas celui de Fiona qui a partagé un moment de vie avec le jeune homme. C’est celui de la juge Maye qui écrit une page d’un récit charpenté par une longue série de précédents. C’est celui qu’évoque  Dworkin quand il parle de la décision de justice comme un roman écrit à plusieurs mains. C’est une manière de transformer en langage juridique un choix moral et subjectif. Pour prendre la bonne décision, Fiona a su se rapprocher suffisamment de lui, se mettre à sa place, pour ressentir son désir de vivre.                               

 

Son imprudence est plutôt d’avoir négligé que la mort est prise au sérieux par les adolescents. La demande d’aide du jeune homme est intense compte tenu du risque qu’il prend en transgressant la loi familiale. Hors de sa foi et de celle de ses parents, que va-t-il devenir ? Il est projeté dans un espace d’indétermination très angoissant pour lui. Privé de tout repère, livré à lui-même, comment tracer sa route ? La décision de justice est libératrice mais trop ponctuelle. L’autorité qui la prend doit rester présente et disponible pendant la mue identitaire ce que demandait, du reste, les lettres insistantes du jeune homme et ses visites inopinées. Cette autorité doit s’incarner dans une figure d’adulte consistant pour ne pas être un leurre.

 

Si les repères parentaux font défaut, il reste une tentation ultime.  La rencontre avec la mort est une manière de retrouver une limite, de combler le vide, de renforcer le sentiment d’identité, de briser « le silence déraisonnable du monde » (Camus). Pour l’adolescent qui flotte dans une liberté trop grande pour lui, tout se passe comme si la mort sollicitée pouvait redonner un sens perdu. Le refus du suicide n’aurait pu naitre que d’un face à face assumé et soutenu avec la liberté. A défaut, la mort apparaît comme un oracle – au sens d’une « conduite ordalique » – qui peut ultimement signifier une autorisation d’exister ou pas pour celui qui cherche à savoir si la vie a encore un sens.

 

« Aucun adolescent n’est une île. Elle croyait que ses responsabilités s’arrêtaient aux murs de la salle d’audience. Mais comment auraient-elles pu s’arrêter là ? Il était venu la retrouver, cherchant ce que tout le monde cherche et ce que seuls les gens qui croient  à la liberté de pensée et non au surnaturel peuvent donner. Du sens. » (p. 228) 

 

Fiona n’a pas assuré cet indispensable accompagnement. Le pouvait-elle ? Elle vivait elle aussi une faille identitaire. Comment aurait-elle pu ne pas se bruler au contact des émotions du jeune homme dès lors qu’elle ne pouvait mettre à distance les siennes propres ? Le désarroi d’Adam creuse la brèche que la crise a ouvert dans son couple. Une Fiona en pleine possession de ses moyens aurait orienté Adam vers un service éducatif capable de prendre en charge sa quête identitaire, d’accompagner son choix de vie. Faute de trouver ce « pas de côté » qui lui aurait permis de répondre indirectement à sa demande sans s’exposer, elle reçoit en direct une demande pressante et insoluble. Du coup elle est prise dans une secousse affective depuis le premier moment de partage jusqu’à l’acte fatal (le baiser volé) et au « paroxysme de chagrin » où la plonge la nouvelle de la mort accomplie.  

 

Il est difficile de trouver un contrepoint aussi exact à ce roman que les thèses de Martha Nussbaum dans « L’art d’être juste » (Poetic justice). La faute (si faute il y a) de Fiona Maye est d’avoir confondu son émotion personnelle et « l’empathie du spectateur impartial », celle du juge qui garde sa position de spectateur impliqué dans la vie des personnes concernées. Elle a cru que le remords d’être allé trop loin (ce qu’Adam appelle « le baiser de Judas ») pouvait être corrigé par celui de s’éloigner délibérément. A défaut d’être restée à bonne distance, elle se trouve tantôt trop près, tantôt trop loin. Mac Ewan nous fait ressentir les dilemmes de la mauvaise distance, là où Nussbaum et Ricœur dans Le Juste font l’éloge de la bonne distance. Il met opportunément à l’épreuve la thèse de l’empathie impartiale. Il souligne l’écart qui subsiste entre un idéal (le bon juge) et la faiblesse humaine. Idéal qui suppose un travail éthique qui n’est jamais acquis et un espace institutionnel qui le reconnaisse. Preuve que si la littérature n' aide pas à juger, si elle n'en conceptualise pas les enjeux, elle nous permet de penser intimement l’acte de juger.