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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

L'art de la paix. 

Petit Palais 

jusqu'au 15 janvier 2017

 

 

Depuis la nuit des temps, la guerre fait vibrer notre imaginaire. La clameur des vainqueurs résonne tout au long de l’histoire. Peintures, épopées, chroniques, elle étend partout son empire. Comment s’en étonner ? La guerre est événement brut, fracas des armes, poésie sauvage du champ de bataille. A l’inverse, la paix n’a ni histoire, ni action à montrer. Elle n’est souvent que le chapitre final d’un affrontement. Elle est furtive, transparente, presque clandestine quand elle est réduite à une trêve entre deux conflits. Elle n’apporte aucune gloire à ses promoteurs, ne donne lieu à aucun mythe, n’a pas d’oriflammes à brandir. Et quand elle paraît, elle ressemble à un paysage mièvre de bergers d’Arcadie. Il fallait bien un jour rompre avec ces pâles figures de la paix. L’exposition du Petit Palais intitulée L’Art de la paix ouvre une fenêtre dans cet épais mystère. S’il est si difficile de penser la paix, c’est que nous ne savons pas nous la représenter. Ou, du moins, nous ne savons pas lire les images de ceux qui ont tenté d'en proposer. Or, voilà précisément ce à quoi nous invite cette exposition rare qui présente une séquence inédite : la métamorphose des images de la paix à travers les âges.  

 

Parmi beaucoup d’autres, je retiens (cf. ci dessus) la toile de Sebastiano Ricci « François Ier et Charles Quint se réconcilient » (1538). Les deux rois se serrent la main, mais l’artiste y ajoute une intensité singulière. Tendus l’un vers l’autre, leurs visages inclinés se touchent presque. L’un d’entre eux a la main sur le cœur comme pour esquisser une promesse de serment. La paix est ainsi faite, scellée, incarnée dans ce geste. On imagine qu’il y aura bientôt un mariage entre les deux familles comme celui de Henri II et Catherine de Médicis qui a ensuite multiplié les liens dynastiques en plaçant ses enfants sur tous les trônes d’Europe. Un mariage, c'est-à-dire un lien de droit qui noue une alliance. Non loin du serment que les deux rois se font sous l’œil du peintre, on rencontre celui des fils de Louis le Pieux devant leur armée. Là encore, deux hommes aspirent à nouer un lien inviolable à haute voix chacun à leur tour dans la langue de l’adversaire. Mariage, serment, promesse : telle est la paix qui cimente un rapport de droit avec la parole donnée.  

 

Mais cette image va plus loin. Entourant les deux rois d’un bras protecteur, le pape Paul III, tête nue, œuvre à la réconciliation. Les trois têtes forment un triangle presque parfait. Le tiers – ici le pape – maintient un écart entre les deux hommes  c'est-à-dire la différence, le respect de l’autre, la circulation de la parole. Dans la relation duelle du « je » et du « tu », lourde du conflit ami/ennemi, s’interpose le « il », garant de la nouvelle alliance. Cette figure tierce qui rompt avec le bilatéralisme de la guerre rend possible un espace de partage. Si les deux rois se rapprochent et se parlent, c’est par la médiation d’un tiers faiseur de paix. C’est par ce truchement qu’entre en scène le droit c'est-à-dire le nœud de liens qui font tenir une société. Liens d’alliance, de filiation, de succession qui sont autant d’institutions qui fixent les relations des hommes entre eux, figurée ici par des souverains. Parfois c’est un lieu – une île sur la Bidassoa (en 1659) ou un radeau au milieu du Niémen comme lors de la signature du traité de Tilsit en 1807 - qui fait office de tiers. Paix encore trop belliqueuse, signée d’une main tremblante, emplie de l’écho des batailles. Tous ces instruments mobilisés sont des opérations du droit qui forment des liens suffisamment solides pour maintenir la paix entre les Etats. Ainsi encore le serment des deux rois de France et d’Espagne (tableau de Nicolas de Larmessin, 1660) qui jurent la paix sur un même évangile sous l’égide du pape. A genoux, tous deux posent la main sur le livre ouvert en nous regardant, en nous prenant à témoin, nous les tiers, nous les regardeurs. Au-delà des intérêts rivaux, la même foi (fides) les réunit et scelle leur alliance. On comprend pourquoi la paix a été souvent figurée par le dieu Hermès, le dieu aux sandales ailées, symbole de la médiation et des échanges. Plus que la corne d’abondance ou le rameau d’olivier, le caducée (les deux ailes d’Hermès) tenu par deux mains jointes est le signe de la concorde retrouvée.

 

A côté des gestes de la paix, il y a les écrits. Cette exposition nous donne à lire d’innombrables traités de paix qui renouent inlassablement ce que la guerre avait déchiré. La guerre laisse un champ de ruines, comment passer cela sous silence ? Comment réparer sinon par des mots consacrés capables de résister aux vents contraires ? Seuls des mots agencés et pesés comme une oeuvre de maçonnerie sont capables de tenir l'édifice. Œuvre de tisserand, le traité de Westphalie (1648) ou encore la paix du Congrès de Vienne (1815) et le plan Briand de 1923 qui prévoit « une franche renonciation à la guerre » comme moyen de travailler à la paix. « Le pays de Descartes et de Voltaire, écrit Briand, préfère les techniques aux cantiques. Nous avons de la paix une conception plus juridique que mystique. Mais le droit lui aussi suppose un idéal. » Il faut donc recoudre sans fin la trame qui menace de se déliter sans que l’oralité disparaisse : avant d’être écrite, la parole circule autour d’une table, chaque mot est discuté voire biffé au dernier moment, les instruments de ratification échangés, annoncés « à tous ceux à qui ces lettres verront. » 

 

Inattendu symbole de ce travail de la paix est la Communauté du charbon et de l’acier (CECA), préfiguration de l'Union européenne.  On peut lire dans cette exposition l’archive du « plan Schumann »  (avocat français qui fut de nationalité allemande jusqu’en 1919). C’est une lettre corrigée de sa main qui parle de la paix comme d’un « effort créateur » qui sera obtenu par des « solidarités de fait » c'est-à-dire des réalisations concrètes qui engagent les nations européennes dans un projet commun. Robert Schuman propose de placer toute la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous une Haute Autorité commune « première étape de la fédération  européenne qui changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes » (Lettre du 9 mai 1950). Il devient possible de retourner les armes de la guerre en instrument de paix. Et de construire un monde de coopération avec les mêmes outils qui jusque là dressaient les hommes les uns contre les autres. Belle manière d’éclairer les nations par la puissance des « forces imaginantes du droit ». L’effort de paix tisse la toile invisible de nos vies par ce genre de constructions conventionnelles. Ainsi se révèle un lien juridique transcendé par un perspective commune qui donne une continuité  à la vie collective en rupture avec la guerre.

 

Kant – Robert Schumann le savait sans doute - n’avait pas voulu dire autre chose  quand il pensait la paix comme un état qui n’a rien de spontané, qu’il faut construire, en porter sans cesse l’idéal. La paix de son Traité de paix perpétuelle n’a rien de mièvre. Elle n’a rien à voir avec une mythologie de colombes blanches ou de rameaux d’olivier. Il y voit une illusion dangereuse de tranquillité et un sommeil de l'intelligence. Kant sait que nous ne pouvons éliminer la violence qui est en nous. Il veut mettre l’énergie négative de la guerre au service du bien commun. La paix qu’il imagine est fabriquée avec la violence expurgée de l’état de nature. Sublimée par une sorte de catharsis, elle en conserve l’énergie vitale et créatrice. C'est ainsi que le droit, sous la forme du procès, garde encore la trace de combats anciens.   

 

Baudelaire vivant 

 

 

 

 

Le labyrinthique Musée romantique du 9ème arrondissement, célèbre jusqu’en janvier prochain le culte baudelairien des images. Peintures, photographies et bien sûr poésie se suivent dans quatre salles étroites et sombres. On y croise Delacroix le maître absolu et Manet (gratifié d’un mot mille fois commenté : « vous êtes le premier dans la décrépitude de votre art ») mais aussi Nadar et Daumier et tant d’autres. Mais on y trouve surtout des manuscrits du poète et son écriture parfaite d’écolier appliqué. Du moins en apparence. A bien regarder ces textes, il y a bien autre chose. Le choc est là. 

 

On y sent à quel point un souffle de vie passe dans l’écriture. A ces lettres gravées d’un signe de plume épais, on saisit l’envolée d’une image. A cette rature, on voit une pensée qui se cherche sans cesse jusqu’au dernier envoi à l’imprimeur. A ce tremblement imperceptible, se déroule un travail de construction d'un monde par les mots. A ces majuscules impeccables, à ces pleins et ces déliés, à une attention à de minuscules détails, sa pensée en acte sculpte un véritable corps calligraphié. Baudelaire est là présent jusqu’au souffle cristallisé par le mouvement de son écriture. Il inspire et expire dans le même élan dans le poème Recueillement. C’est sa main que l’on sent vibrer dans sa fébrilité, son œil, ses silences. C’est un halètement à la recherche de « la ténébreuse unité » du monde. Le souci de fixer le trait exact est là tout entier dans les majuscules qu’il impose dans le texte initial aux mots Soir, Plaisirs, Douleur, Soleil, Regret, Nuit. Il insiste et corrige (soulignement en quatre traits vigoureux) pour exhausser le sens du poème. Concentré et attentif, il pense à cerner la profondeur de la vie qui s’y cache. Attaché qu’il est dans le moindre détail à poursuivre son entreprise de purification poétique du monde.  

  

Le monde, les mots et le moi ne font qu’un. Le poème doit être un pur objet de correspondance. Il nous guide hors du monde « qui pèse et qui pose » vers « les au-delà tremblants d’âme ». Tout est en place et dans la forme figé : alexandrin robuste, virgules et points virgules fixent le tempo, consonnes acérées (le p sont des lames mais S et les D sont des arabesques) et voyelles discrètes. Tout est là figé dans le texte tracé à la plume jusque dans les hésitations et biffures (été servile biffé au profit de fête servile ou dans Rêve parisien terrible paysage plutôt que fastueux paysage), il choisit soigneusement dans sa palette la nuance voulue pour faire éclore la correspondance cachée. Moment ténu mais capital (car le mot tracé reste pour l’éternité), moment spirituel que l’on appelle verbe poétique et que je nommerai présence.

 

 

 Michel Houellebecq, « Rester vivant », Palais de Tokyo (septembre 2016)   

           

 

 Figure 1.  Poème de M. Houellebecq paru dans "la poursuite du bonheur" (1991) vu par Robert Combas.

  

On comprend mieux en voyant l’exposition que le palais de Tokyo consacre à Michel Houellebecq (« Rester vivant ») l'engouement qu'il suscite. Il y est question de ce qui nous est le plus immédiatement et quotidiennement familier. Les titres de ses photos, dès le début de notre parcours, sont une véritable surface de projection : France banlieue morte, cieux vides, le bloc énuméré,  le regard perdu … Ces paysages  sans vie autre que minérale ou végétale sont ceux de nos voyages ou de notre enfance. Tourisme, EspagneFrance… Ces rêves et ces obsessions sont assez imprécis pour servir de lieu commun à tous les rêves et à toutes les obsessions. L’entreprise est d’autant plus efficace que rien n’échappe à ce scribe du réel : publicités, tourisme routier, orgie de sets de table sous nos pieds, panneaux d’autoroute, enseignes lumineuses, canettes de coca cola mais aussi nuages, forêts, paysages d’Espagne, de Dordogne et d’ailleurs… C’est un monde de gares routières et de grands ensembles peints comme des usines désaffectées. Ce champ de ruines inhabitées semble un thrène de fin du monde. C’est un flot sans perspective que ces dix huit galeries, pompeusement appelées « chambres poétiques»,  nous infligent jusqu’à la saturation. C’est aussi le condensé d’une pensée sans autre horizon que celui d’un œil immobile qui cherche à « regarder les choses sans projet ». Manifestement les êtres humains sont hors champ. Voilà que triomphe le refus du « style » au profit du regard neutre où tout un chacun voit la même chose. C’est le photographe d’une époque qui nous place au bord du gouffre et que seule la dérision sauve de la chute finale.

 

Car ce paysage ainsi photographié a de sombres reflets. L’homme disparaît noyé dans un flot d'images sans signification. Aucune date, aucune perspective. A peine une indication sommaire de pays ou de région. Tout est familier et pourtant tout nous désoriente. Ce monde est le nôtre mais nous n’y sommes nulle part. Nous l’avons crée mais il nous est hostile. D’où surgissent ces blocs de matière nommés inscriptions, arrangements ? Cette matière en fusion est hors du temps. Aucun chemin ne nous relie à elle. Aucune présence humaine ne peut s’y nicher. On peut voir dans ces cratères volcaniques le bouillonnement du marché global ou cette « vie liquide » chère à Zygmunt Baumann que le photographe cherche à fixer inlassablement. Il traque l’énigme de la déréliction. Il ouvre grand les yeux sur la poésie du désenchantement du monde. Son œil à la fois omniprésent et absent s’efface dans l’acte de cette perception. Pour approcher ce vide – et le saisir dans ses apparitions fugitives -  le projet doit être délibérément minimal. Ses instruments de travail qu’il expose sont un appareil photo, un carnet et l’IRM de son cerveau, bref des boites d’enregistrement des moindres événements visuels qui rythment sa perception.

Cette exposition aurait pu s’appeler aussi bien « approche du désarroi », texte où Houellebecq oppose « le monde comme supermarché et comme dérision » à la littérature où tout n’est que lenteur et retour sur soi même. Au contraire, quand la chair du monde est remplacée par son image numérisée, plus aucune interaction n’existe « entre des êtres qui n’ont plus envie d’entrer en contact avec quiconque ». Là où littérature élabore et fabrique du sujet, la photographie dévoile un monde sans sujet. De là viennent ces paysages sans un atome de vie humaine, sauf ici et là un chien lointain, des silhouettes floutées, une vache incongrue - filmés comme un aperçu sur la fin du monde. 

Une telle immersion fabrique son lot d’inquiétude. Trop de dévotion au simulacre ne peut être supporté longtemps. On ne s’étonne pas que l’auteur cherche une issue, une respiration. Il y a les images d’eau (une mare, par exemple) qui introduisent un « doute sur la mort ». Le flot - mais aussi l’île, les rivières, les nudités féminines enlacées - implique la fécondité et le renouvellement. Un érotisme nonchalant nous effleure. Une bouffée de lumière vient aussi du dialogue avec le peintre Robert Combas qui donne quelques couleurs à son modèle. Sa poésie est subitement « performée » (cf. ci dessus). Des crucifix (deux pinceaux attachés en forme de croix) illuminent le cadavre (mais de qui ?). Cette peinture aux allures primitives donne une hardiesse inattendue à des poèmes de facture assez classique.

 

Ce monde sans sujet n’est pas sans animalité. La mort du chien de Houellebecq (Clément mille fois photographié et peint) qui clôture l’exposition Rester vivant m’a donné à penser sur nos vies. Un chien n’est pas un enfant. Il ne grandit pas pour devenir un autre que nous même, une liberté en devenir, un petit homme qui nous échappera un jour.  Animal domestique ?  Clone ? Plutôt, l’enfant en nous qui ne meurt jamais. La part inoubliable de nous même. Son chien est, dit-il, « une machine à aimer » ou encore un « enfant définitif ». C’est aussi un compagnon de route fidèle parce que dépendant. Celui que notre désir souhaite à jamais immobiliser dans cette dépendance. Celui qui nous mangera toujours dans la main. Celui qui atteste  chaque jour par son regard que nous restons vivants. Peut-être pour combler toutes nos pertes ou, ce que je suis enclin à croire, pour apaiser notre angoisse de la mort. Nous savons que la vie d’un chien est plus courte que la notre. Et donc qu’il partira avant nous. Nous sommes liés à lui comme à une partie de nous même, comme à un double mortel apaisant. Sa fidélité nous aide à apprivoiser notre finitude. Un chien qui meurt laisse entrevoir une lourde perte mais non sans compensation. Sa mort est un coup dur mais n’est pas sans remède. Comme un bien de consommation substituable et fongible, une société canine vient proposer à l’endeuillé un catalogue diversifié pour le consoler. La boucle est bouclée. Dans le monde de Houellebecq, on n’échappe pas à la société de marché.  

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Pierre Cavellat ou l’imagination dans le prétoire

Musée de Morlaix (exposition 13 juin-11 octobre 2015)

Il fallait bien le hasard pour qu’au cours d’une pérégrination estivale, le voyageur tombe sur l’exposition consacrée au peintre-magistrat Pierre Cavellat à Morlaix. Une fois arrivé en TGV perché en haut d’un somptueux viaduc romain, il lui faut descendre vers la ville basse en longeant des ruelles assoupies. Une fois dans centre-ville, après avoir mangé une crêpe au blé noir et un verre de cidre, le voilà devant le musée installé place des Jacobins, non loin d’un couvent du XIIIème siècle. Une grande affiche au titre prometteur « Cavellat, l’oeil du magistrat » - annonce l’exposition à l’entrée. Cavellat ? Ce nom est inconnu dans la magistrature. Pas davantage dans le monde de la peinture sauf dans sa Bretagne natale qui l’a exposé à Quimper et Morlaix. Ce nom intrigue autant que l’alliance entre l’austérité du magistrat et la fantaisie du poète, le poème de couleurs qu’on devine sur l’affiche et le portrait du juge en robe qu’on découvre dès le vestibule.

Et d’abord qui est cet homme qui ne renonce à rien ? Né en 1901, ce fils de magistrat fait ses études à Rennes avant d’être nommé juge suppléant et d’occuper plusieurs postes jusqu’à la guerre (Quimper, Saint Nazaire, Châteaulin) tout en ne cessant de peindre et de dessiner. Juriste et peintre, curieuse alliance d’une carrière canonique adossée à l’attrait de l’imaginaire ? Le droit et la poésie, la fréquentation des lois et la fantaisie débordante peuvent-ils se rejoindre ? En 1945, le peintre Cavellat aime et lit Max Jacob, Tristan Corbière et Alfred Jarry. Ce qui n’empêche pas le juge de reprendre sa carrière après la guerre en présidant tour à tour les tribunaux de Fougères, Saint Brieuc, Nantes pour finir à la tête de la Cour d’appel de Caen de 1956 à 1969. En quittant ses fonctions à cette date jusqu’à sa mort en 1995, voilà qu’il s’ouvre pleinement à une seconde carrière de peintre avec deux thèmes de prédilections qu’il ne cessera d’interroger, deux scènes de notre société moins opposées qu’il n’y paraît : la plage et le prétoire.

En entrant dans la première salle de l’exposition, on est saisi par les scènes de plage et les ambiances familiales. Nous sommes plongés dans la Bretagne des années 1930. Tel le plongeoir du Kelenn, les jeunes filles de La Baule, les scènes de foire diurnes ou nocturnes, les jeux de ballon ou la scène de pardon dans l’ile de Callot souvent reprise ensuite. A travers les dessins au crayon ou les aquarelles, c’est une société happée par la nature qui se livre à nous en toute innocence. Peu d’individualités se détachent, peu de visages se livrent à nous. C’est un dialogue tendre entre les corps et le sable, les couleurs fondues et les silhouettes vaporeuses. Le trait suggère, la couleur raconte. Jaune vif, bleu en multiples chromatismes, rouge à l’infini enveloppent ces corps gracieux.  Au premier plan sont les femmes en mouvement de face et de dos, alanguies ou rêveuses, blondes et brunes sur l’ocre du sable, le bleu cru de la mer et le ciel fouetté de nuages. Toutes vivent d’innocence et de tendresse des moments de bonheur simple. Ce n’est pas l’œil de l’homme de loi mais celui de l’homme désirant, envahi par la beauté, le bonheur, ivre de couleurs. Est-ce le crayon, la précision du trait ?   L’éphémère beauté nous fait sentir à quel point la vie est un don fragile.    

Comment Cavellat voit-il le prétoire au même moment ? Alors qu’il est sans doute assesseur au tribunal correctionnel (donc en position d’observation), il fixe par le dessin la vérité instantanée des corps, des regards, des attitudes. Son dessin perce la vérité des situations. Recherche de Paternité (encre sur papier), par exemple, présente deux figures : une femme en habit de bigouden et un séducteur assis semblant craintif et honteux. L’homme se dissimule dans un épais manteau ; la femme se présente à nous en coiffe blanche et rubans ; il cache ses mains dans son chapeau alors que la femme les croise devant comme si elle suppliait ; l’homme regarde de biais la querelleuse, elle nous regarde avec confiance ; elle nous fait face, elle a fini de parler, attend notre décision, nous qui sommes face à elle comme Velasquez devant les Ménines, tremblant comme elle, nous qui sommes son juge.

Plus loin dans l’exposition, Cavellat présente sa vision d’une affaire de divorce : entre les trois juges méditatifs et les avocats, sur une table couverte d’un tissu vert, deux corps sont étendus dos à dos. Ces corps gisants sont–ils un couple agonisant ? Derrière les articles du code et les stipulations contractuelles, le peintre dévoile la vérité de la scène. Un divorce c’est aussi un deuil. Le couple est bien mort dans une semi obscurité. Le lien est rompu. La vie s’en est allée. L’audience ressemble à une veillée mortuaire.    

Changement de salle. Le public aux mille têtes surgit. Le public des audiences bretonnes en 1930 ? Portraits à l’encre noire, trognes aux moustaches tordues, yeux dilatés, mentons saisis à pleine mains, nez allongés, bouches ouvertes, bouches fermées, bouches dentues,  bref une forêt de sentiments, de perplexité, de vibrations mêlées où foisonnent d’imperceptibles signes, le tout saisi tantôt dans un moment d’attention extrême, tantôt dans un désordre facial né d’une stupéfaction. Là encore ce sont des moments qui sont saisis au vol dans une première esquisse puis retravaillés. Le choc d’une révélation (un aveu ? une preuve accablante ? un témoignage décisif ?) se lit dans les visages de ce peuple juge. C’est ce que cherche Cavellat à ses débuts : saisir l’émotion dans son frémissement naissant, la fixer par le trait et la déployer dans la couleur, en tirer les fils sans les briser, qu’il s’agisse d’une femme surprise par le sommeil ou d’un avocat à l’affut sur son banc.                                                

Par la suite (à partir des années 50-60), les scènes de plages semblent de plus en plus saisies dans une fusion cosmique. Scène de plage (1950) ou Le drap blanc (1953) plongent les corps pétris dans la lumière du jour environnant. Ici, jaune vif, là rougeâtre et argileuse comme dans le ciel. Les mouvements sont distincts, les corps esquissés (les uns dansent, les autres marchent ou sont allongés) mais une même couleur les enveloppent et les subliment dans un bain sombre. Le drap de léopard offre le même paysage dans l’or d’un soleil couchant. A l’opposé, sa vision des plongeurs est une fête de couleurs, une floraison sur la mer où l’abondance des corps dans l’air et dans l’eau jaillit comme un feu d’artifice (le plongeoir, 1960) 

C’est à ce moment que l’imagination du peintre s’empare du prétoire. Voilà un groupe de juges et de greffiers chargés de dossiers qui sortent de l’audience (sortie d’audience, huile sur papier, 1970). Rien sur leur visage et dans leur allure ne suggère ce qui vient de se passer. Ils sont lourds, préoccupés, l’air absent. Au-dessus d’eux plane une chouette blanche aux ailes déployées. Est-ce l’esprit de sagesse qui plane encore sur le tribunal des culpabilités inavouées ? Ce serait alors la chouette d’Athena, emblème de la connaissance où Hegel voyait le moment crépusculaire de la philosophie. Ou alors est-ce la chouette médiévale, la dame blanche, figure démoniaque au vol silencieux et au cri strident ? Avec ses yeux sombres, elle fonce vers le juge en dénonçant l’interprétation hérétique d’un texte ou la partialité d’un jugement. A-t-il bien jugé ? Lui seul le sait. Son office fait, il tourne le dos. Il a tranché. Mal pour les perdants, bien pour les gagnants. Peut-être – pire encore – a-t-il rendu un jugement juste – trop juste - au point de ne satisfaire personne. Reste qu’il a taillé dans le vif. Il a rompu des liens. Il a rebattu les cartes du jeu social. La société doit maintenant se recomposer. Sous le regard de la chouette, sans regarder derrière lui, il quitte la salle qui bruisse de mille remous et conciliabules.  

Figure 1 Sortie d'audience


Voici les Scènes de prétoire avec papillons (années 1970). Quand les papillons s’échappent d’une source invisible pour s’envoler dans l’espace du prétoire ils évoquent un envoutement. Mais quand ils accompagnent un groupe de juges les yeux au ciel comme fascinés par cet enchantement de couleurs (Gens de justice avec forêt, papillons et grenouille, huile sur toile, année 1970), c’est plutôt les dégâts de la machine judiciaire qui sont suggérés. Cette fois le peintre donne une indication claire. La légende porte « d’après la parabole des aveugles de Bruegel » avec cette citation évangélique  « si un aveugle guide un autre aveugle, les deux tomberont dans le trou ». Le cortège des juges aveuglé par la farandole des papillons d’une taille démesurée échoue dans une forêt devant le corps d’un homme étendu. Autour d’eux les colonnes du temple s’écroulent et sous leurs pieds une grenouille grimace alors le dernier juge semble tenir l’arme du crime d’une main encore sanglante. Ont-ils perdu toute distance avec leur objet, ces juges corrompus ou partiaux on ne sait ? Peut-être se sont-ils, comme le papillon, brulés par la flamme qui danse devant eux ? Terrible image de l’irresponsabilité des juges qui basculent collectivement dans le chaos. Métaphore de l’erreur judicaire qui rappelle ce passage du Mahabaratta : « Comme les papillons se hâtent vers leur mort dans la flamme brillante, ainsi les hommes courent à leur perte ».    

Figure 2 Gens de Justice avec forêt... (Détail)


Dernière salle. Voici enfin la vérité. Comment la représenter elle qui est dissimulée dans d’inavouables secrets ? Le silence, le mensonge, les demi-mensonges et les demi-vérités masquent la vérité indéchiffrable, sidérante, impensable. Voilà l’homme nu : crime, torture, acte de barbarie. Voilà le mal. Cavellat le sait, le sent, le voit. Première vision : la vérité est un faune nu qui danse effrontément devant le juge au regard exorbité. Il le nargue et s’en moque. Ne m’as-tu pas cherché ? Me voici. Seconde vision : la vérité est une femme nue d’une nudité sans grâce, à la fois laide et boursoufflée qui apparaît de dos (un bras humain, un autre reptilien). Elle semble dire « Vous m’attendiez ? Me voilà. Me trouvez-vous à votre goût ? Me trouvez-vous bien faite ? Non ! Alors pourquoi me cherchez-vous si longtemps et avec tant d’ardeur ? Pourquoi en faites-vous votre métier, messieurs les juges ? »  Devant son exhibitionnisme, les juges palissent jusqu’à disparaître au loin (Apparition de la vérité dans le prétoire, huile sur papier, années 1970). La vérité nue est là. On la cherche, on doit la chercher, mais quand elle apparaît, suggère Cavellat - on ne le sait qu’à cet instant -  quand elle apparaît en pleine lumière, elle fait peur. Tout se passe comme s’il découvrait sous la société et ses convenances, la grande caverne du mal. Non pas le viol, le meurtre ou l’assassinat qui ne sont que des abstractions mais la nudité du viol, la nudité du meurtre et de l’assassinat. Si longtemps cherchée, parfois élucidée, toujours jugée, elle reste une énigme. Dans un autre tableau, la Venus de Lucas Cranach s’invite à son tour dans le prétoire. Presque nue elle aussi (elle n’a qu’un chapeau rouge), elle est offerte aux regards massés derrière elle.  Le poète oublie le regard inquisiteur du juge. C’est l’innocence qui apparaît. Pour Cavellat qui peindra aussi Adam et Eve chassés du paradis, peut-être est-ce le rêve d’une nudité sans honte ?

Figure 3 La vérité


Le bout du voyage. Jugement en cours. Devant les juges de rouge vêtu, une scène de théâtre. Au premier plan, une femme nue sur la plage couchée de dos. Elle repose sur une étendue de sable devant une mer noire de vagues. Le titre (Jugement en cours, huile sur papier, années 1970) évoque l’effort intellectuel pour déchiffrer la face cachée de l’allégorie : la vérité, l’acte juste qui donnera sens au jugement. A cet instant, l’incertitude est totale. Le corps féminin dénudé (comme la vérité tant cherchée), couché sur le côté, tourne le dos aux juges et semble se protéger avec son bras droit. De quoi ? De la marée qui avance menaçante. De la réflexion des juges dont la vision veut l’arracher à cette menace. Jugement en cours souligne Cavellat. Est-ce une victime ? Est-ce une criminelle ? Ni l’un ni l’autre. C’est la pensée en marche qui veut saisir son objet, ce moment singulier où les juges sauront dire le droit, donner à chacun la part qui lui revient, donner à cette égarée la force d’échapper à ses démons et puis l’étendre sur la plage, la remettre sur le dos, puis la relever, lui dire « lève-toi et marche », lui redonner sa chance d’être au monde.

Figure 5 Jugement en cours


Il y a du Gauguin, de l’Ensor, du Degas chez Cavellat. Sa peinture pétrie de symbolisme offre une clé précieuse pour saisir les sources imaginaires du droit. Il ne donne pas une vision d’ensemble de la justice dans la cité. Il ne cherche pas à  déchiffrer le mystère de la loi et du pouvoir. Il plante son chevalet devant le terrible tumulte qui s’empare des hommes et enfièvre les prétoires. La loi est un manteau déchirée par les passions. Mensonge, violence, pertes, menaces, coups, traumas. C’est un carnaval qui se déploie. Chaque audience est une danse folle qui libère les corps, révèle la chair, chasse au loin les marqueurs sociaux. Tous, femme avortée et femmes avorteuse, marins et soldats, propriétaire et locataires, fraudeur et fraudés, abuseurs et abusés -  s’y frottent, chacun y laisse des lambeaux de sa vie. Qui fera la paix, qui fera la part du vrai et du faux, qui dira le droit au milieu de tant de passions ? Voilà deux hommes devant le juge, l’un dominant et froid (bras croisés, cheveu raide, bouche fermée) et l’autre la main suppliante et le visage déchiqueté par la violence du choc qui le frappe. Il semble attendre quelqu'un - l'avocat ? le juge ? - qui prendra sur ses épaules sans tituber cette charge émotionnelle. Le prétoire reçoit cette violence, la transmue en parole, cherche l’équilibre.

Quand il surplombe la ville du haut du viaduc de Morlaix en quittant la ville, le voyageur imagine le fourmillement des vies tout en bas. Peut-être certains vont aller à la plage du Kelenn ? Peut-être d’autres sont-ils en conflit dans leur couple, confrontés au chômage ou victime en attente d’une réponse à leur plainte ? Qu’ils se croisent à la plage ou dans un prétoire, ce sont les deux versants d’une même humanité. Il fallait l’imagination du poète ouvert à la beauté du monde, le talent du peintre et l’expérience de l’audience pour mettre en lumière cette alliance singulière.