« Le sens de la peine selon Emmanuel Macron :
l’audace et son contraire ».
Le discours d’Agen du 6 mars prononcé par Emmanuel Macron rompt avec le discours sécuritaire qui domine le traitement de la question pénale depuis plusieurs années. Il introduit de la rationalité là où elle avait disparu. Nous avons en face de nous une population pénale diversifiée et hétérogène, vue au ras du quotidien carcéral, bref humanisée. Il y a dans ce discours une invitation à y voir une humanité ordinaire et digne là où la révolte des surveillants, il y a quelques semaines, laissait entrevoir un monde de tous les dangers. C’est une parole politique forte qui écarte une représentation fantasmée des prisonniers qui exposerait les surveillants – et à travers eux la société toute entière - à une violence de tous les instants.
Cette philosophie de la peine a un autre mérite : elle pense la sanction pénale au delà de la prison. Mieux : elle dessine une échelle de gravité des peines. Après avoir regardé les faits, elle pose des catégories. Elle vise à infliger une peine qui reste dans le registre du mal causé comme le préconisait Montesquieu. Aux délits les moins graves (usage de stupéfiants, incivilités, certains délits routiers…) elle inflige des peines dans le registre de ce que les anglo-saxons appellent la probation (stages, amende, bracelet électronique…). La peine d’emprisonnement d’une durée d’un mois est prohibée comme c’est le cas en Allemagne. Les peines entre un et six mois seront purgées hors les murs sauf décision contraire du tribunal. En décrochant ainsi la peine de probation (du lat. probare, prouver, qui a donné le sursis avec mise à l’épreuve ) de la peine d’emprisonnement, en faisant de celle ci la peine de référence pour les délits, on lui donne une place qu’elle n’a jamais eu dans notre système pénal. C’est une manière de répondre à l’échec de la contrainte pénale (loi Taubira du 15 aout 2014) qui a été pensée à l’époque comme une simple alternative à la prison parmi d’autres ce qui a brouillé sa signification au point que son usage est resté très faible.
Mais cette audace est tempérée par un plan ambitieux de construction de prison (15.000 places supplémentaires). Tout se passe comme s’il fallait symétriquement maintenir comme horizon de sa politique pénale les hauts murs de la prison. La référence carcérale reste à l’arrière plan de la législation et de l’opinion – on le savait- mais aussi du discours politique. La preuve en est donnée par l’impossibilité d’aménager les peines entre un et deux ans d’emprisonnement par le juge de l’application des peines comme cela est possible depuis 2009 (loi adoptée pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy et initiée par une loi Perben de 2004). Comment se fait-il que dans le discours du président de la République, la peine de probation est ici inadaptée ? Pourquoi penser que la peine fixée par le juge en audience publique est défaite « ailleurs » par un système opaque ? Faut-il y voir une marque de laxisme ? Les peines aménagées de moins de deux ans ne créent pas des « condamnés libres » comme on le dit abusivement. En réalité, le tribunal peut parfaitement, dans ce cas, s’il le juge nécessaire, décerner un mandat de dépôt qui envoie le prévenu en prison. Et le juge d’application des peines peut faire de même si celui-ci se ne présente pas à ses rendez vous. La chance qui lui est donnée peut être aussi bien retirée.
La vérité est que le système judiciaire français n’a pas comme les systèmes de common law une audience sur la peine qui suit le débat sur la culpabilité. Il renvoie à une autre instance, le juge d’application des peines, le soin de prendre cette décision. Celui ci réunira avec l’aide des avocats et des services d’insertion et de probation tous les éléments d’informations nécessaires pour individualiser la peine. Pourquoi douter de son intelligence de la situation ? N’est-il pas le mieux placé ? Le temps passé à cerner une personnalité n’a rien d’inutile. Cette division du travail complexifie le système décisionnel certes mais il n’est en rien inintelligible et ineffectif. Au lieu de le dénoncer comme « une forme hypocrisie collective », il vaudrait mieux l’expliquer à l’opinion. Plutôt qu’incarcérer ces prévenus, il est préférable de les placer sous bracelet électronique ou en semi liberté afin qu’ils puissent travailler, payer des impôts et dédommager les victimes. Sans compter qu’en cas d’incarcération automatique, le risque est grand de voir gonfler la population carcérale.
En somme, Emmanuel Macron opte pour une philosophie pénale rétributive d’inspiration kantienne (« tu as ce que tu mérites ») qu’il pondère selon le degré de gravité de l’acte. Il rompt avec l’approche utilitariste de la dissuasion qui date d’une époque où nous avions des peines automatiques seules capables – du moins le croyait-on – de faire reculer la criminalité. Mais en réduisant le rôle de l’aménagement des peines, en mésestimant aussi la part du juge, il néglige une leçon de Paul Ricœur : à "la finalité courte" de la peine (punir), il faut toujours adjoindre une "finalité longue" (réhabiliter). Celle-ci intervient précisément lorsque le sens de la peine s’inverse avec le temps. Loin d’exprimer la réaction de la société à la transgression, elle permet à l’homme capable de succéder à l’homme coupable. Cela aussi Ricœur nous l’a appris. Toute peine qui perd cet horizon de sens est une violence inutile.
Denis Salas (extrait du texte publié dans le monde.fr 8/3/2018
Un silence religieux, Jean Birnbaum, Grasset, 2016.
La force du livre de Jean Birnbaum Un silence religieux est de suivre d’un bout à l’autre une ligne unique : la gauche depuis toujours réduit la religion à une illusion qui se dissipera quand la solidarité, le progrès ou la science auront triomphé. La souveraineté de la raison qu’elle défend voit dans l’islam un symptôme social et ne peut reconnaitre dans la croyance religieuse une force politique à part entière. Comment comprendrait-elle que tant de jeunes français soient prêts à mourir pour elle en Syrie ou en Irak ? Voilà pourquoi elle déclare que leur cause n’a « rien à voir » avec l’islam ?
« En 2016 comme en 1979 ou en 1954, en France comme en Iran ou en Algérie, les militants qui se réclament de la révolution mondiale ou même seulement du socialisme continuent à réduire la religion à un simple voile mystique, à une illusion qui se dissipera quand la société aura changé » (p. 170).
Les thèses de ce bel essai philosophique nourri d’arguments inédits (la question religieuse dans la révolution algérienne, notamment) emportent l’adhésion. D’autant que son réquisitoire éclairant passe en revue le rejet du religieux pour le marxisme d’hier et d’aujourd’hui (ce qui tranche avec le regard de Foucault sur la révolution iranienne en 1978) mais aussi les échecs politiques (la candidature d’une jeune femme voilée du NPA à Avignon). On peut simplement apporter quelques nuances et poser une question qui en prolonge l’analyse.
Les nuances viennent d’une approche moins philosophique que sociologique. Le poids croissant du fait religieux dans notre société est rendu visible par le droit. Comment la gauche, comme les autres sensibilités politiques, pourraient l’ignorer ? Il y a, bien sûr, le fait que l’islam est la seconde religion de France. Mais surtout le religieux traverse désormais la vie des gens, la manière dont ils se marient, divorcent, vivent avec leur enfants. Il entre profondément par son écorce normative dans nos sociétés mondialisées. A Paris, le contentieux familial lié à la diversité culturelle représente 80% des affaires. La charia y est appliquée quotidiennement comme elle l’est dans les Sharia Council britanniques. Il suffit de noter les questions que se posent les juges. La garde d’enfant (kafala marocaine) est-elle acceptable en France ? Quels effets accorder à une filiation née d’une union polygamique ? Peut-on accepter la répudiation ? Qu’il refuse ou accepte, le juge manie le concept d’ordre public à partir d’une confrontation avec l’altérité culturelle. La scène du droit n’offre pas le spectacle d’un bouillonnement des identités mais d’une négociation ouverte, d’un travail d’intégration et de tolérance pour un public mondialisé.
Scène qui est très différente dans les quartiers populaires où domine au contraire la substitution d’une norme religieuse à la loi commune. Ce qui fait référence est la loi religieuse dans sa capacité à régir la vie quotidienne (rituel alimentaire, ramadan, mariage musulman…). La loi vivante est celle d’un islam chaleureux, un entre soi communautaire, alors que la loi commune est perçue comme lointaine et adverse. Au point que les sociologues parlent d’une « ethnicisation du lien social » au sens d’une inversion du modèle d’intégration républicaine. C’est peut-être à cause de cela que des politiques municipales de gauche (ce que n’évoque guère Jean Birnbaum dont le propos, il est vrai, garde un ancrage philosophique) reconnaissent cette altérité comme le montre l’exemple de l’ouverture des piscines pour les femmes musulmanes ou des cantines scolaires (viande hallal). Et que dire des positions de l’Observatoire de la laïcité (dirigé par Jean Louis Bianco) qui s’attire les foudres des républicains de gauche ultra-orthodoxes. Une partie de la gauche ne semble pas très loin d’accepter le système des « accommodements raisonnables » comme le disent les canadiens confrontés de longue date au pluralisme culturel.
La situation du religieux en prison prolonge ce diagnostic. Le récent rapport « Des hommes et des dieux en prison » montre que sous ce gouvernement le religieux est un fait pleinement reconnu dans le monde carcéral. Non pas comme on le dit souvent sous la forme d’une matrice de radicalisation islamique appelant des mesures d’isolement des individus dangereux. L’intensification de la pratique religieuse n’est nullement liée à la radicalisation violente. Au contraire, la religion est pour les détenus une ressource (un vecteur d’intégration dans un milieu fermé) mais aussi un « bouclier identitaire ». Pour les surveillants, c’est une manière pragmatique d’obtenir la paix sociale. C’est ainsi qu’on voit apparaître des formes de « laïcités négociées » où chacun reconnait à l’autre son espace propre. Nous sommes loin d’une désintégration de l’institution par l’effet du radicalisme islamique. Conscience du problème, Christiane Taubira – Garde des sceaux de naguère - voulait augmenter le nombre des aumôniers musulmans en prison.
Dans le dernier chapitre de son livre, l’auteur compare les brigadistes engagés contre Franco pendant la guerre d’Espagne et nos djihadistes. Il y voit une triple différence du point de vue de l’histoire, de l’identité et de l’universel mais en même temps un point commun.
« Brigadiste et djihadistes partagent la certitude de mener un combat décisif qui engage le destin de l’humanité. En 1936 comme en 2016, cette conviction s’inscrit dans un contexte plus vaste. Il s’agit de se battre, oui, mais pour hâter l’avènement d’une paix définitive » p. 206-207)
Paix qui se situe dans la promesse d’un martyr et d’une rédemption permanente pour les djihadistes. Mais comment oublier une différence radicale : le combat des brigadistes en 1936 était une guerre contre un ennemi ciblé : le fascisme. Au contraire, le djihadisme est animé d’une violence illimitée et indiscriminée que nous appelons le terrorisme, phénomène sur lequel ce livre fait silence. La question serait alors celle-ci : quel jugement Jean Birnbaum procureur d’une gauche ignorante de la religion porte-il sur la violence du religieux ? S’il la désapprouve, comme on peut le penser, ne serait-il pas conduit à dire à son tour qu’elle n’a « rien à voir » avec l’islam au risque de tomber dans le travers qu’il dénonce ?
Faute de distinguer une cause qui peut être juste des effets qui sont
condamnables, nous déclarons la guerre au terrorisme ou plutôt à tous ceux que nous décidons de nommer « terroristes ». Tous les jeunes gens de retour de Syrie et d’Irak sont
aujourd’hui systématiquement incarcérés. Tous sont pris dans les filets de l’incrimination « d’association de malfaiteur en vue d’une entreprise terroriste». Tous sont condamnés
sévèrement parfois avec des peines de sureté. La politique d’un gouvernement de gauche n’est guère suspecte de minimiser la participation éventuelle de notre jeunesse au terrorisme international.
Et le droit pénal criminalise son aspiration à un idéal humanitaire et son insurrection contre le régime syrien actuel. Nous faisons l’amalgame entre l’idéal religieux qui anime toute une
jeunesse et son implication réelle dans des attentats. Nous ne savons pas à la fois reconnaitre le religieux dans sa quête spirituelle et punir sa violence débridée quand elle se manifeste.
Prendre au sérieux le religieux, comme nous y invite Jean Birnbaum, reste décidément notre défi.
(texte issu d'un débat avec Jean Birnbaum, Richard Rechtman et Alain Blanc, Association française de criminologie, 11 juin 2016)
Ch. Taubira ou l’Etat de droit brisé sur l’état d’urgence
La théâtralisation du départ de Christiane Taubira ne doit pas cacher le sens de son parcours. Durant quatre ans, elle défend les valeurs de son ministère avec une belle ardeur. Face au discours sécuritaire qui gagne le gouvernement, elle résiste mais ses réformes n’avancent guère. L’élan lyrique se brise souvent sur le mur des arbitrages interministériels. A partir du moment où les positions s’affrontent ouvertement, notamment sur la déchéance de nationalité, le conflit devient inévitable. Et l’équilibre des pouvoirs jusque-là préservé finit par se rompre.
Cet équilibre est, dans un premier temps, maintenu. En régime démocratique, écrit Montesquieu la question la plus difficile est de « bien placer la puissance de juger ». Pour un ministre de la justice, tout l’enjeu est là : comment être à la fois membre de l’exécutif et défendre l’indépendance des juges ? Quand une affaire politico-financière met en cause un leader de l’opposition, comment paraître neutre et insoupçonnable ? Pour éviter ce soupçon, il faut inventer un art de gouverner. Autrement dit, diriger une institution sans lui dicter la moindre décision tout en partageant ses valeurs. A ce défi, chaque garde des Sceaux, avec son style propre, répond en cherchant un chemin entre ces deux pôles. Tout se passe comme s’il devait faire dialoguer ces deux identités l’une judiciaire, l’autre politique en sa personne. Ainsi, le pouvoir judicaire est sans réel titulaire dans notre pays mais il peut se reconnaitre dans un ministre qui assume sa part d’extériorité vis-à-vis de l’exécutif.
Les relations entre le ministère et les parquets sont un laboratoire où s’élabore ce type de distance. Dès 2012, le mot d’ordre est clair : pas d’intervention dans les affaires individuelles. L’année suivante, ce principe est inscrit dans la loi. Finies les immixtions dans les dossiers judicaires qui étaient fréquentes et légalisées auparavant. Le ministre n’est plus le relai du pouvoir politique mais vient en appui aux juridictions. Dans une culture hiérarchique, c’est une révolution copernicienne. De ce point de vue, le pari est partiellement réussi. Il est difficile d’expliquer à l’opinion que les remontées d’informations (même considérablement réduites) sont à la fois nécessaires et prohibées. Nécessaires car un ministre doit gérer ses services sans pour autant s’y substituer. Prohibées dans la mesure où le contenu des dossiers ne doit plus passer entre les mains d’une instance gouvernementale. Le point d’équilibre reste encore à définir.
Etre garde des Sceaux dans cette perspective, c’est cultiver une éthique de l’autolimitation. C’est une manière de faire vivre la démocratie en donnant un visage au pouvoir judiciaire. C’est ainsi qu’on voit au cours des attentats de l’année 2015 un procureur rendre compte en temps réel de l’avancée de l’enquête dans les médias tandis que le ministre de l’intérieur expose au même moment sa politique de lutte contre le terrorisme. L’exécutif n’est plus seul en scène dans l’espace public. L’Etat de droit s’incarne en la personne d’un procureur de la République. Sans l’autonomie laissée au parquet sous ce quinquennat, rien de tel n’aurait été possible.
Mais cet équilibre est fragile. A partir du moment où, après les attentats du 13 novembre, l’état d’urgence est décidé, le droit s’efface devant l’exception. Le réflexe d’union sacrée favorise le recours à un Etat administratif. Face au « péril imminent », les juges sont perçus comme trop aléatoires. Leur autonomie les rend, dit-on, incontrôlables. Leur intervention est un « risque » à éviter et l’expression d’un « juridisme » inutile. Une administration rapide, performante et hiérarchisée incarne à merveille un Etat en ordre de bataille. La référence au droit s’efface devant le primat d’une action politique parfois brutale mais nécessaire. La déchéance de nationalité infligée aux terroristes en serait le symbole. Ce qui fut conquis dans l’ordre de l’équilibre démocratique se dilue dans les impératifs de la « guerre » contre le terrorisme.
De là vient cette évolution en aller-retour, presque spasmodique, et souvent conflictuelle qui symbolise dans notre pays l’existence de ce pouvoir minoré qu’est « l’autorité judiciaire ». Si nous voulons avancer, ce penchant illibéral de notre démocratie devra être dépassé. C’est indispensable à l’heure où nous nous apprêtons à faire basculer des pans entiers de l’activité policière sous l’autorité du pouvoir exécutif au nom de la lutte contre le terrorisme. Pour cela, il faut cesser de penser que l’Etat de droit est un Etat désarmé. Rappeler aussi que la France est un pays d’Europe qui a plusieurs fois renforcé sa législation antiterroriste. Et nous convaincre que nous avons les moyens de nous défendre par une riposte soutenue et persévérante sans nous écarter de nos valeurs. L’indépendance de la justice n’est faite ni pour le confort du juge, ni pour contrarier les gouvernants. C’est une instance qui appartient aux citoyens qui veulent défendre leurs libertés. Elle repose sur un équilibre démocratique qui, parce qu’il est fragile dans notre pays, doit être sans cesse soutenu.
Outreau « 3 » : un procès de notre temps
Paru dans Libération du mardi 2 juin 2015
A première vue, ce troisième procès dans l’interminable affaire Outreau vient de nulle part. Les arcanes de la procédure font tomber un fruit étrange que l’on croyait appartenir à un passé révolu. Qu’on me permette, au-delà du procès lui-même, un commentaire sur le sens de ce surprenant retour du refoulé. Comment le comprendre sans en dénoncer a priori l’absurdité, voire la monstruosité ? J’y vois surtout le signe d’une mutation de notre sensibilité collective au prisme de l’activité judiciaire. Le nouveau visage de cette affaire traduit une inversion du sens de l’injustice longtemps revendiquée par l’innocent et désormais captée par la montée du sentiment victimaire.
Le retour d’une parole oubliée vient au premier plan. Ces enfants devenus adultes veulent témoigner dans un espace autorisé par le droit de ce qu’ils ont vécus, eux qui ont subi directement les abus sexuels. Nul ne le déplore mais nul n’en a souligné auparavant la légitimité. Au contraire, leur parole fut jugée mensongère et critiquée comme telle à travers les expertises dites de crédibilité. N’était-il pas temps de l’entendre elle-même ?
Dix ans après, quelle est sa valeur probante ? La cour d’assises le dira. La défense plaidera peut-être la chose jugée, l’imprécision des souvenirs, les faiblesses de l’instruction. Disons que ces paroles ne ressemblent pas à des preuves mais plutôt à des blessures. Elles n’accusent pas, elles attestent. Elles sont une manière de dire « je », de formuler un témoignage saisi dans le traumatisme encore prégnant. Autrement dit, elles n’expriment pas une volonté de contester les décisions antérieures mais de faire entendre un récit de vie jusque-là inaudible. C’est le désir de dire leur part de vérité dans la fragilité du souvenir et de l’indignation contenue qui les porte. Nous avons devant nous une fratrie ayant subi un mal trop lourd pour elle qui cherche à restaurer la dignité de sa parole blessée. Voilà ce que les débats nous font entendre et la question qu’ils posent.
Est-elle si incongrue ? Au moment où se tient ce procès, nos parlementaires proposent d’allonger les délais de prescription pour les crimes à 20 ans (depuis 1808, il fallait dix ans pour oublier le crime). Une chaine se forme entre les groupes de victimes, les entrepreneurs de morale et une opinion compassionnelle qui perçoit ce temps d’oubli comme un abandon, un signe d’indifférence. Tout se passe comme s’il fallait éviter le classement d’une plainte vécue comme une injure, un non-lieu perçu comme une menace, un acquittement comme une défaite. Pire qu’un déni de justice, ce serait un déni de reconnaissance. Actuellement, des enfants victimes très jeunes de violences intrafamiliales, s’ils éprouvent leur traumatisme après leur majorité, ont vingt ans devant eux pour s’en plaindre. Avec des arguments scientifiques, nos représentants veulent l’étendre à tous les crimes. C’est dire si Outreau "3", qui vient plus de dix ans après les faits, appartient à son époque.
Mais ce déplacement de nos sensibilités collectives a une portée plus vaste. Nous connaissons bien le sens classique de l’erreur judiciaire toujours liée à la protestation d’innocence contre l’injustice. Contre une scène qui désigne un coupable à la vindicte publique, elle oppose une indignation partagée de nature à rendre l’injustice scandaleuse et donc réparable. Il faut une mobilisation de grande ampleur pour renverser ce mur d’imprécations qui s’abat sur le présumé coupable. On a retrouvé ce retournement lors des premiers procès d’Outreau : une dénonciation de la justice par un appel à l’opinion, une commission d’enquête parlementaire, des excuses officielles accompagné d’une indemnisation après les acquittements…
Or, voici que les porte-paroles de l’innocent n’ont plus le monopole de l’indignation. A l’erreur liberticide héritée de notre tradition dreyfusarde s’ajoute la protestation contre l’impunité. Une autre parole veutmaintenant demander justice. Pourquoi s’indigner devant l’innocent condamné et se taire devant une possible impunité ? Voilà ce que révèle cette nouvelle affaire : l’injustice n’est pas seulement dans l’offense faite à l’innocent mais dans l’indifférence à l’égard de l’offensé. Les victimes revendiquent désormais elles aussi leur part d’innocence et savent se faire entendre.
Emettons enfin le vœu que l’esprit de justice restaurative reste à l’horizon de cette affaire. La France vient d’instaurer dans son code pénal « les mesures de justice restaurative permettant à une victime ainsi qu’à l’auteur de participer activement à la résolution des difficultés résultant d’une infraction » (loi du 15 aout 2014). Il s’agit avant tout de réparer les dommages causés sur le plan individuel, relationnel et social. Même si cette loi ne fut pas pensée pour les affaires criminelles, il est permis d’espérer que l’esprit de la justice restaurative imprègne les débats. Lors de la première semaine d'audience, on a vu trois jeunes hommes brisés - l'un accusé de viols pédophiles pour la troisième fois, Daniel Legrand, et deux enfants violés devenus grands, Chérif et Jonathan Delay - aux parcours chaotiques similaires, qui ont mis leurs souffrances face à face, à quelques jours d'intervalle. Chacun a pu voir dans l’autre le miroir de sa propre vulnérabilité. La restauration de dignité de la parole, de toutes les paroles, reste un espoir à ne pas décevoir.
Que partagent ces jeunes adultes ? Un mal être, une souffrance inénarrable, une perte de repère entre les sexes et entre les générations. Les frères Delay sont liés par le sang et les larmes sans autre référence commune que ce lien victimaire. Le fils Legrand dont la vie semble arrêtée « n’attend rien ». Pour eux, il est probable que la souffrance fige toute capacité de projet. Le procès sera pour tous une épreuve mais aussi une échéance utile ou un point d’appui même s’il n’a pas en lui-même une vocation thérapeutique.
Disons-le encore plus nettement. Ce procès restera marqué par la rencontre de deux figures de l’innocence. Au-delà de leur rôle de victimes ou d’accusés, au-delà du procès lui-même, tous partagent la même humanité. Quelle que soit leur place dans le prétoire, ce sont aussi des individus et des familles frappées par le malheur. Le clivage échafaudé pour les besoins de la loi pénale entre les victimes et les criminels ne doit pas être absolutisé. Il faudra juger et punir, si la culpabilité est établie, avec le souci de l’humanité atteinte en eux et sans oublier la tragédie de la désaffiliation qui se joue à l’arrière-plan. Il y a quelques années, le Conseil supérieur de la magistrature avait prescrit des valeurs déontologiques pour les juges parmi lesquels le principe d’attention à autrui. Il peut être utile de s’en souvenir.
"Folie ou terrorisme : qui peut qualifier
les faits ?"
Une discussion à retrouver sur
franceculture.fr/emission-du-gr… pic.twitter.com/B45ha1XFMB
Du Grain à moudre (@Grain_a_moudre
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Après les attentats du 7 janvier : quelle réponse au terrorisme ?
Les attentats terroristes du 7 janvier apportent dans leur sillage un poison capable d’intoxiquer une démocratie : un nouvel ennemi intérieur. A nouveau, nos villes abritent en leur sein des suspects capables d’amener le chaos jusque-là situé à ses confins. L’islamiste radical est devenu un ennemi celui qui se cache dans les cités, les mosquées, les prisons et qu’il nous faudra sans relâche débusquer. Voilà qu’une société unanime fait la chasse à un autre sans visage qu’il faut « réduire » ou « détruire » comme le dit désormais le discours politique officiel. Proclamer « je fais la guerre au terrorisme » dans et au-delà de nos frontières - même en excluant a priori le recours à des lois d’exception - c’est réveiller la part violente du pouvoir. C’est oublier la porosité des scènes intérieures et extérieures dans un monde « liquide » et interconnecté. Ce discours guerrier confondu avec le droit pénal réduit l’autre à l’omniprésence d’une menace. Il est tout autant contagieux par la confusion qu’il porte en lui que par l’escalade mimétique qu’il engendre. Avons-nous si vite oublié notre refus de la guerre contre l’Irak et ses conséquences irréversibles ? Nous pouvons être gagnés par une pensée réductrice au risque de stigmatiser toute une population musulmane et d’encourager la radicalisation. La violence des extrémistes engendre notre violence dans un mouvement qui peut s’accélérer. A terme, rien ne peut interrompre le cycle des hostilités qui nous emporte dans une « casuistique du sang » selon le mot d’Albert Camus. Serons-nous fier d’avoir un jour gagné cette « guerre » ?
Nous n’avons pas un ennemi à abattre en face de nous. Ce sont des milliers de jeunes européens qui s’engagent dans le radicalisme islamiste de plus en plus violent et spectaculaire. Cette dérive touche désormais la frange des jeunes de 15/18 ans qui, en quête d’affirmation identitaire, vont se battre en Syrie. Convertis à l’islam, leur soif d’identité et de reconnaissance, les conduit vite de l’islamisme à l’intégrisme puis au djihadisme. Dans notre pays, cette minorité fait partie d’une jeunesse française, issue de l’immigration et de nos quartiers les plus déshérités. Elle a appris l’échec dans nos écoles et la haine dans nos prisons. « Ce sont nos enfants qui ont tué nos frères » comme l’ont dit les professeurs de Seine Saint Denis l’aura tragique des attentats. C’est dire si le discours de la guerre est inadapté pour répondre à une tentation aussi puissante du nihilisme. Et ce n’est pas la menace d’une déchéance de nationalité, suggérée par l’opposition, qui aiderait à reconstruire un vivre ensemble aussi fragile en contribuant à le disloquer un peu plus.
Ce discours nous cache les vraies priorités. Et d’abord un impératif démocratique : savoir ce qui s’est passé. Nous ne savons rien des « failles » dans lesquelles ces attentats se seraient glissés. Echec du renseignement ? Accroissement des « loups solitaires » ? Faillite de la prévention du terrorisme pourtant renforcée en novembre dernier ? Comment comprendre que l’Union européenne ne parvienne pas à un contrôle les vols de ses propres résidents dont on connait parfaitement les parcours ? Sur ces points, les citoyens doivent obtenir des réponses. Pourquoi annoncer des mesures aussi contestables que le regroupement de djihadistes en détention ou les programmes de déradicalisation dans la précipitation et sans évaluation préalable ? On lutte collectivement d’autant mieux contre le mal lorsqu’on réduit sa dimension inexplicable, soudaine, sidérante. N’oublions pas que devant les dérives d’une justice en proie à un autre ennemi de l’intérieur (le pédophile), les dysfonctionnements de la justice avaient donné lieu à une commission d’enquête parlementaire lors de l’affaire d’Outreau. Face à ce même danger, la Belgique avait créé une commission semblable qui avait permis de réformer profondément sa police et sa justice. Le succès de l’opération récente de prévention des attentats dans les environs de Liège n’y est peut-être pas étranger. Pourquoi ne pas exiger, chez nous, la même initiative aujourd’hui ? L’exigence de la vérité est première en démocratie.
L’autre exigence est celle de la justice. Tuer les tueurs sans les juger, devient un impératif qui ne se discute même plus. Sans doute ces héros du Djihad veulent mourir les armes à la main. Mais la parole politique n’est pas obligée de se situer en miroir. Elle doit marquer un écart, refuser l’effet de contagion. Son rôle est de médiatiser la violence et de civiliser les affrontements. Elle devrait élaborer sa réponse au crime, c’est à dire viser la neutralisation des agresseurs. Autrement dit, ne pas légitimer a priori leur destruction même si elle s’avère de fait inévitable. Nul ne s’interroge sur l’utilité cathartique du procès pour les proches des victimes et ceux qui se dérobent au jugement. Juger ceux qui ne veulent être jugés que par le tribunal de leur croyance n’est-ce pas la première étape de leur déradicalisation ? Ils sont ainsi dépouillés de leur pseudo héroïsme, ramenés à une commune et banale humanité. Apprendre à punir celui qui, loin d’être le tout autre, est notre semblable est le défi depuis au moins deux siècles de la justice pénale. Il ne faudrait pas briser le sens de la sanction par un droit pénal de l’ennemi qui perdrait la démocratie sous prétexte de la défendre. L’identité européenne est historiquement fondée, ne l’oublions pas, sur le renoncement à la violence et la Convention européenne des droits de l’homme est son rempart. C’est une vue bien trop courte de privilégier une sécurité immédiate à nos principes fondateurs. Contre l’interpellation de Victor Hugo - « De quel droit viens-tu dans l’arène Juger sans avoir combattu ? »- il faut marquer la continuité de l’Etat et la force du droit dans la lutte contre le terrorisme.
Nous avons tous lu la une du dernier numéro de Charlie Hebdo : « tout est pardonné ». Comprenons bien le sens de ce singulier pardon. Ce n’est ni une absolution pour les crimes commis, ni un renoncement à résister. Ce dessin veut échapper à une logique de réciprocité. Il déjoue le piège de la contagion. Il ignore la posture de ceux qui se sont vantés d’avoir « vengé le prophète ». Il nous rend plus fort que celui qui nous a donné des motifs de le haïr. Il nous délivre des répétitions infernales et autorise de nouvelles promesses. Sa grandeur est de faire appel aux ressources de l’art, de la dérision, de l’humour. Sa force est de dire qu’à la haine des bourreaux ne répondra pas la haine des victimes. Sachons l’entendre.