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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2015


Macbeth et nous

(A propos de "Macbeth", film de Justin Kurzel, 2015)

Opéra noir. Percussions sourdes. Forêts, vallées, brumes arrivent dans un mugissement. Soudain, une déchirure. Des hordes en armes s’avancent. Cris, courses, fracas. Du sang par flots, des visages tatoués, des hennissements humains. Bêtes féroces contre bêtes féroces. Ivresse du carnage. Epées aspergées de sang. Dans un bruit assourdissant, des hommes s’entredévorent. Macbeth, tel un taureau de combat, fonce sur l’ennemi. Son corps est une lame qui fauche tout sur son passage. Il lancera fièrement la tête du prince rebelle au roi d’Ecosse Duncan. Derrière ce chaos de fers, de chairs et de boues mêlés, les sorcières ne s’y trompent pas. « Jamais je n’ai vu un jour si noir et si clair » ((I, 3). Elles consacrent les héros de cette fête barbare : Macbeth sera thane de Cawdor avant d’être roi et Banquo, son compagnon, aura une descendance royale. Le fiel de cette prophétie coulera entre ces hommes pour longtemps. Leur destin de frères d’armes ennemis est scellé. 

                       Figure 1 "le clair est noir et le noir est clair" (I,1)

Cawdor a trahi. Duncan ordonne de le passer par les armes. Le valeureux Macbeth hérite de son titre. Lady Macbeth, ensorcelée par cette prophétie attestée, éclaire la nuit comme une torche. Emportée par une cruauté noire et froide, elle pousse son beau guerrier à tuer Duncan. Macbeth hésite. Le roi d’Ecosse n’est-il pas son parent, son sujet, son hôte ? Etre régicide, n’est–ce pas perdre son honneur ? Violer toutes les lois en un seul acte ? Pris entre la « honte du jour » et la « force de la nuit », il bascule dans le geste fatal. Ce lourd crime est porté par quatre mains : elle le pense et le calcule, il le décide et l’affronte. Ce crime est une atteinte à l’équilibre du monde comme si l’humanité entière était traversée par cet acte. Macbeth défonce à grands coups de couteau la poitrine du roi endormi. Le thorax de Duncan lui éclate au visage dans une détonation sourde. Devant un corps qui bondit sans relâche, qui s’agrippe à la surface de la terre, qui pèse d’un poids décuplé, il frappe, frappe encore à la recherche du silence. Il couche sa tête sur celle du roi enfin mort. Pendant qu’il sort de la tente royale, hébété, écumant, couvert de sang, Lady Macbeth place le couteau entre les mains des gardiens endormis. Avec ce crime, Macbeth entre dans « l’épaisse nuit » qui enveloppe son acte irréversible. Il se sent délié de toute loi humaine. Plus rien ne l'arrête, ni  la fidélité, ni l’amitié, ni le contrat. Il a tué, organisé son impunité, pris la tête du deuil. Tel Satan, il défie Dieu. La vie n’a plus rien de sacré à ses yeux. Il pourra hurler jusqu’à la fin des temps des ordres de plus en plus violents. Le pouvoir des armes conquis, une carrière criminelle sans limite s’ouvre à lui.

Figure 2 Funérailles de Duncan. « Qui osera croire le contraire

quand nous ferons rugir notre deuil et nos cris sur sa mort » (I,7)

La couronne d’Ecosse est à lui. Sur son visage, la gloire est un masque. Tous baisent la main du nouveau roi d'Ecosse. Serment assourdissant lui est rendu par le chœur des vassaux. La prophétie chemine comme un poison lent entre Banquo et Macbeth.  Le cauchemar s’étend dans un monde où même le sommeil (« l’innocent sommeil ») à a été assassiné. Macbeth s’adresse à la nuit. « Et de ta main sanglante et invisible, annule et déchire ce grand pacte qui me tient ligoté » (III,2). Banquo et sa descendance menacent le trône d’autant que le couple Macbeth n’a pas d’enfants. Voilà que des chiens de l’enfer viennent déchiqueter Banquo mais laissent échapper son fils. Lors d’un banquet au palais royal, Macbeth croit le voir en homme noirci par le combat, muet, immobile. Le spectre sanglant de Banquo le fixe, le possède et l’asphyxie. Macbeth perd –il la raison ? Le thane de Fife, Macduff quitte le banquet. Cette injure au  protocole le condamne d’autant qu’il quitte la cour. Macbeth fait bruler sur un bucher sa femme et ses enfants. C’est le pas de trop. Le dérèglement du monde absorbe ses auteurs. Au bout de cette saison en enfers, Lady Macbeth sombre dans la folie. Une ultime prophétie fait croire à Macbeth qu’il est invincible (« aucun homme né d’une femme ne pourra te tuer », « seule la forêt de Birnam pourrait te vaincre »). Nouveau combat de bêtes entre entre deux hommes emportés dans même souffle : Macduff et Macbeth. A nouveau sang, boue, armures défoncées sous les coups. L’homme arraché au ventre de sa mère frappe son ennemi juré. La forêt devient une marée humaine qui fonce vers Dunsinan. Le rayon noir de la gloire du roi meurtrier se brise. Les sorcières peuvent rire aux éclats de la crédulité des hommes.

Figure 3  Spectre de Banquo. "Arrière et hors de ma vue ! Que la terre te cache ! » (III,4)

En tuant Duncan, Macbeth est sorti de l’humanité. En expulsant de lui « le lait de la tendresse humaine », il entre dans un autre monde. Infecté par le mal, tout semble désormais possible à ce roi que rien ne peut arrêter. Il brûle d'un perpétuel feu dévorant. « Toute ce que l’homme ose, je l’ose » (III, 4). Macbeth appartient à la pulsion de mort. Il est prisonnier d’une chaine de sang. « Je me suis tant enfoncé dans le sang que si je cessais d’avancer, le retour en arrière serait aussi  dur… » (« I am in blood…III, 4). Il avance mécaniquement au fur et à mesure que ses pertes grandissent et que les morts reviennent le hanter.   

Le Macbeth de Kurzel est un opéra noir qui résonne dans notre époque ensanglantée par les attentats terroristes. Le poème de Shakespeare est ici enchâssé dans une puissante texture visuelle et sonore. Nous sommes emportés par les percussions, les paysages ensauvagés, la course folle d’une ambition armée. Cette violence extrême n’est pas celle d’une époque disparue. Nous subissons, nous aussi, les atrocités d'hommes intoxiquées par la croyance en une prédiction. De l’époque élisabéthaine au XXIème siècle, c’est le même cycle de violence qui nous frappe. L’apocalypse du mal renait sans cesse parce qu’elle n’a pas de limite humaine. La mort entraine la mort dans une course sans fin terrestre. Le même idéal eschatologique est au bout du désir de tuer. Nos tueurs veulent finir en martyr, Macbeth offre sa poitrine à Macduff. Il cherche la mort volontaire, refuse la justice des hommes : « Je ne me rendrai pas… Frappe Macduff ! » Nul jugement humain ne peut atteindre ceux qui se mettent hors de portée de la loi parce qu’ils sont la loi.   

Nos djihadistes croient eux aussi au sens littéral de leur prophétie. Eux aussi, à la manière du discours nazi, ont « le millenium » comme frontière.  Eux aussi se moquent de la loi en se faisant justice eux même. Hier comme aujourd’hui, la violence procède de prophéties astrologiques énoncées par des charlatans qui se mettent, croient-ils, à la place de Dieu pour dire ce que seul Dieu sait. En nous éclaboussant de leur violence extrême, en nous astreignant à une riposte guerrière, ils répandent la contagion dans le corps politique. Ils nous menacent d’un piège mimétique. Au risque de voir la haine des victimes répondre à la haine des bourreaux. Nous devons sortir du cercle de la violence où nous sommes enfermés. Autrement dit, imposer des limites à ce mal contagieux, le combattre sur notre terrain, le juger dans l’arène de la loi pour préserver les institutions de la cité. Songeons à cet article de Combat intitulé « La contagion » où Camus montrait la voie pour refaire une communauté politique  dans une cité infestée par le mal. « Je n’ai pas entendu dire que nous avons construit des fours crématoires pour nous venger des nazis. Jusqu’à preuve du contraire nous leur avons opposé des tribunaux. La preuve du droit c’est la justice claire et ferme. Et c’est la justice qui devrait représenter la France » (Combat, 10 mai 1947) 

 

Judgment at Nuremberg, Stanley Kramer, 1961

Moins connu que celui des dirigeants nazis jugés en 1946, le procès des juges se tient à Nuremberg entre le 5 mars et le 5 décembre 1947. Comparaissent quatorze accusés dont le ministre de la justice d’Hitler, Franz Schlegelberger. Durée des audiences : 10 mois. Résultats : quatre acquittements et dix peines d’emprisonnement. Le film de Slanley Kramer, Judgment à Nuremberg, tourné treize ans plus tard, n’a pas l’intention d’en refaire l’histoire. La narration progresse du point de vue exclusif du juge américain Dan Haywood. C’est lui qui, fraichement nommé à Nuremberg, traverse en voiture une ville en ruine au début du film. Après une longue carrière dans le Maine, il vient d’être battu aux élections et accepte de diriger le procès des magistrats nazis. Une fois installé dans cette ville, pendant plusieurs mois il va vivre au  contact d’un pays en quête de reconstruction alors qu’il est plongé dans son passé encore brûlant. Dans la salle d’audience où le film est tourné, on retrouvera tous les traits d’une justice des vainqueurs : costume des juges, langue anglaise (y compris pour l’avocat allemand), procédure de common law (avec le dissent opinion), drapeau américain. Ce décor n’est pas posé par hasard. Le film n’est ni une leçon d’histoire, ni un documentaire. Il trace le chemin du lieu où il veut nous conduire : l’épreuve du jugement et les dilemmes qui s’y jouent.        

 

Entrée en scène

Figure 1 Le juge Haywood

Le juge Haywood (Spencer Tracy dans un de ses derniers rôles) est accueilli avec déférence (« dans cette ville vous allez reconstruire le temple de la justice ») mais n’en est guère dupe. C’est un homme simple – on apprendra qu’il est veuf - qui se promène seul dans la ville détruite. Il mange une saucisse devant la cathédrale de Nuremberg en ruine, se mêle aux habitants, sourit quand on l’appelle grand père. Curieux de connaître la ville où il exerce, il se présente comme un homme de l’écoute. Il entend vibrer le son d’un pays. Il imagine la silhouette et la voix du Furher en déambulant au milieu des monuments nazis. On devine qu’il est prêt à entendre toutes les voix y compris celle de la riche veuve allemande (Marlène Dietrich) qui lui laisse sa maison et son personnel. Bref, c’est un juge en situation. Plongé dans une ville de désolation, il prend place au milieu de ses habitants terriblement meurtris et en même temps énergiquement vivants. 

Le procureur qui tient l’accusation est le colonel Lawson (Richard Widmark), un gradé qui a la particularité d’avoir « libéré » le camp de Dachau. C’est l’homme de l’institution. Dans ce procès, il fourbit son arme secrète : la projection du film de la découverte des camps d’extermination par l’armée américaine. Il pourra ainsi observer les réactions des accusés qui se diront scandalisés par le procédé : « Nous ne sommes pas des bourreaux mais des juges ». Lawson sourit. Déterminé, sûr de ses preuves et de ses témoins, il avance armé avec la démarche chaloupée d’un cow boy.       

 

En face, le fougueux avocat allemand se place en ordre de bataille  derrière ses clients. Tous plaident non coupable. L’un reste nazi et fier de l’être ; le second est plutôt honteux ; le troisième semble paralysé par la peur ; le dernier Ernst Janning  (Burt Lancaster) est un grand juriste rédacteur de la constitution de Weimar qui, une fois nazi, fut ministre de la justice d’Hitler. Il restera silencieux lors de son procès. L’avocat les défend en bloc avec ardeur sans, à aucun moment, concéder un gramme de leur responsabilité. Il plaidera inébranlablement l’obéissance des juges aux ordres c’est-à-dire l’application des lois raciales du IIIème Reich.      

Deux chefs d’accusation dominent les débats : 1) ces hommes sont les signataires de décisions individuelles de stérilisation des malades mentaux ; 2) ils ont condamné à mort un vieux juif qui aurait eu des relations sexuelles avec une jeune allemande en violation d’une loi qui punit de mort la « pollution raciale ». Les témoins - les uns mortifiés, les autres terrorisés - viendront dans le box, montrer le chaos qu’est devenue leur vie depuis lors. On mesure l’écart entre le décret populicide d’Hitler et les décisions des juges qui frappent des êtres humains de chair et de sang.   

 

Haywood chemine en silence. Cet arbitre vigilant des débats attend son heure. Il épie, questionne, écoute. Nous suivons ses pensées à travers les moindres expressions de son visage filmé de prés. Parce que le film est long (2h59), nous sommes peu à peu immergés dans le rythme de sa vie. On partage ces audiences qu’il dirige d’un mot, d’un geste, d’un mouvement de sourcil. L'homme public et l'homme privé se mêlent en lui. On le suit dans ces moments de rencontre avec le peuple allemand dans les salons, brasseries, hôtels. Pendant qu’il boit un verre, toute une population reprend en cœur une chanson folklorique alors qu’auparavant le tribunal découvrait les images des camps de Dachau et Belsen. On devine sa pensée. « Que savaient-ils de cela ? Qu’ont-ils fait et où étaient-ils au même moment ? » Au concert auquel il assiste, une sonate de Beethoven résonne  comme le son même de l’Allemagne éternelle alors que la barbarie envahit chaque jour davantage ses audiences. Il oscille – comme s’il sentait venir vers lui son lourd dilemme - entre l’appel à la vie qui aspire à l’oubli et le chœur monumental des victimes qui réclame justice.       

 

La colère de Lawson

 

Première passe d’arme. Lawson est en colère. Il lance les chefs d’accusation avec véhémence. La caméra de Kramer pivote  autour de lui.  Voilà qu'il se tourne vers le box. Ses mots sont des balles. « Vous avez détruit l’essence de la loi alors que vous en étiez les gardiens ». Il vise juste car c’est bien la perversion de la loi qui est en jeu dans ce procès. Les juges  pouvaient s’y opposer ou y résister. Or, ils n’en ont rien fait. Tous ou presque  ont prêté serment à Hitler dès 1933. Tous ont porté la croix gammée. Tous ont donné sa pleine force à cette « loi » alors qu’ils pouvaient l’atténuer. Lawson déclame. Lawson s’indigne. Lawson est filmé de profil, de dos, de face. Il ne quitte pas des yeux les trois juges mais il parle, en réalité, pour le public derrière lui. Sa colère crédibilise, à ses yeux, son indignation. Grace à ce registre émotionnel, il fait sentir à tous sa fidélité à la mémoire des morts. On comprendrait mal, à propos de crime contre l’humanité, un réquisitoire savamment rédigé et froidement lu. Il doit faire entendre dans le prétoire l’indignation du monde civilisé. Comment y parvenir sans cette implication émotionnelle ? C'est qu'il voit en eux  « le poignard de l’assassin sous la robe du juge ».     

Figure 2 le procureur Lawson

Face à lui, l’avocat Herr Rolfe paraît emphatique et vociférant. Tel « l’orateur outré » du philosophe David Hume, il s’apprête à mettre en doute la légitimité du tribunal. Il lit un texte du juge Holmes (une figure éminente de la Cour suprême américaine) qui prône la stérilisation des « dégénérés » dans l’Etat de Virginie. « Vous les juges américains, vos pairs eux-mêmes n’ont pas hésité à justifier juridiquement la stérilisation. Etes-vous si loin des juges allemands que vous jugez ? » Le « temple de la justice » qu’on voudrait restaurer vacille. C’est l’argument du «tu quoque » fréquent dans ce type de procès : « qui es-tu toi pour me juger, me donner des leçons de droit ? Les crimes que tu me reproches ne les as-tu pas commis tout autant ? » L’argument nous force à regarder en face les milliers de vies emportées par les bombardements alliés : Dresde et Nuremberg, Nagasaki et Hiroschima.

Figure 3 : lecture du précédent Holmes par la défense

Une défense négationniste  

 

Contre interrogatoire de l’avocat. Deux témoins lui sont livrés : M. Petersen et Mlle Hoffman. L’homme témoigne péniblement pour avoir été stérilisé sur décision d’un des juges. L’interrogatoire de l’avocat vise à faire reconnaitre au témoin Petersen qu’il est bien un malade, que sa mère aussi l’était, et que par conséquent le juge a correctement appliqué la loi sur la stérilisation pour dégénérescence. Il va jusqu'à lui demander en direct de faire une phrase simple avec trois mots (lièvre, chasse, champ) ce que l’homme tétanisé ne peut énoncer. La démonstration est froide, efficace, instantanée. Mais à quel prix ? L’avocat détruit le témoin de l’accusation pour disculper les juges. Il crie son mépris total de la victime. Poussé à bout, l’homme humilié sort une vieille photo de sa mère et la tend d’une main tremblante aux juges en implorant, en répétant : « Was she freeble minded ? » 

 

Au tour de la jeune femme. Mlle Hoffman est une allemande qui aurait eu une relation avec un juif contraire à la loi sur la « pollution raciale. Le juge a condamné à mort celui-ci selon les lois nazies. Contre interrogatoire très intrusif de l’avocat : ne vous va-t-il pas embrassé ? Pris sur ses genoux ? Son seul but est de légitimer la décision des juges en démontrant qu’ils ont fait ici aussi une application stricte de la loi à des faits indubitables. Haywood, malgré les objurgations de Lawson, laisse l’avocat harceler sur le témoin. Malgré cet assaut, la femme terrassée par l’interrogatoire, balbutie que cet homme fut après la mort de ses parents un père pour elle. Un père, rien de plus.

 

A l’acmé de cet insupportable interrogatoire, Janning se dresse. Stupéfaction. Agitation sur le banc de la défense. Il demande contre l’avis de son avocat à témoigner. A partir de ce moment, l’accusé sera plus grand que son défenseur. Comment accepter cette défense négationniste qui présente ces témoins comme des « criminels » selon la loi nazie ? Peut-on, au nom de la défense, justifier de tels actes sans jeter un regard résolument désapprobateur sur ces faits ? Cette attitude prolonge l’action du crime contre l’humanité. Face à cela, la haute stature de Janning annonce une autre défense.  

 

Janning une « figure tragique » ?

 

A cet instant se joue le drame de la conscience allemande incarné par le jeune avocat et l’altier juriste. L’avocat se dit le défenseur du peuple allemand abusé par une poignée d’extrémistes qui se sont emparés du pouvoir… et de la loi. Les juges n’avaient pas d’autre solution que de l’appliquer. « The judge doesn’t make the law, he carries out the laws of this country ». Ils ne sont que des exécutants. Janning, à l’inverse, plaide coupable. Il se fait le témoin à charge dans sa propre cause. « Le procès du juif n’est pas un procès mais un rite sacrificiel. Il se situe dans la mouvance du sacrifice de juifs induits par l’utopie raciale à laquelle tout le peuple allemand a cru. Le verdict était déjà rendu. » Il déchire donc la belle plaidoirie de son avocat et fait entendre la vérité dans son aveu de sa culpabilité.  « Où étions nous quand on parquait les gens dans les trains, quand on les expédiait à Dachau, où étions nous quand Hitler hurlait sa haine. Nous ne savions pas tout mais nous savions sans vraiment vouloir savoir. »

 

Que penser de cette déclaration de culpabilité ? Est-ce une manière pour la production américaine de présenter une culpabilité enfin reconnue (ce que nous n’avions pas vu dans le grand procès de Nuremberg) ? Ce repentir d’un homme « rongé par la culpabilité » semble un premier pas vers la rédemption. Janning serait grandi par cette posture (lui qui on l’apprend à un autre moment a tenu tête à Hitler, lui qui avait un médecin « non aryen »…). Son anti hitlérisme implicite en ferait un héros négatif. Haywood lui-même évoquera plus tard dans sa motivation « la figure tragique » de Janning dont il respecte le « calvaire moral ».   

A vrai dire, son aveu de culpabilité va de pair avec son silence hautain. Il a une trop haute idée de lui-même pour accepter qu’on le juge. Il a fait mieux : il s’est déjà jugé lui-même. Il s’est même auto-condamné. Et surtout il l’a fait au nom de sa brillante analyse anthropologique de la culpabilité allemande non d’une loi qui le condamne pour crime contre l’humanité. Son silence au procès signifie ce refus de toute loi autre que celle de sa conscience. Voilà pourquoi ce procès est pour lui superflu. Voilà pourquoi il se tait. Janning livre donc la vérité de ce pensent après coup les juges les plus lucides du IIIème Reich. En adéquation avec l’orgueil du grand juriste qu’il croit être, il demeure extérieur à ce procès en se plaçant au-dessus de toute loi autre que celle que lui dicte sa conscience.

 

En veut-on la preuve ? Une fois condamné à la prison à vie, il demande à voir une dernière fois Haywood. La scène se passe en détention. Le self made man et l'aristocrate sont face à face. Janning dit son admiration pour le juge américain à qui il confie – comme s’il était son exécuteur testamentaire - certains de ses jugements. Il accepte la décision qui le condamne mais pas la honte qui le frappe. Il demande que Haywood l’en décharge : « Je vous demande de me croire quand je vous dis que je ne savais que cela fût possible. » Demande d’absolution de la part moralement condamnable du crime. Demande formulée au nom d’un crime conçu comme un aveuglement idéologique. Demande d’attestation de sa vérité et d'elle seule. Haywood n’a cure de ces flatteries et de ces scrupules. Sa réponse est sans appel. « Vous avez commis l’irréparable la première fois où vous avez condamné un homme que vous saviez innocent ». Telle est la part irréductible de la responsabilité d’un juge dans le crime de masse. L’acte criminel s’alourdit d’une faute éthique : le fait de trahir délibérément les devoirs de sa charge. La réponse d'Haywood remet en scène les victimes innocentes pour lesquelles Janning n’a pas esquissé le moindre geste. Le juge allemand pétrifié dans une culpabilité qu’il a décidé de s’infliger ne sera pas déchargé de cette honte.

Figure 4 Au premier plan, Ernst Janning

Haywood ou le courage de juger

 

Mais voilà : les américains sont inquiets de l’avancée des soviétiques en Europe de l’Est (blocus de Berlin, invasion de la Tchécoslovaquie en 1948). Ils ont besoin d’une Allemagne forte pour lui faire barrage. L’ennemi change de camp. Le message nouveau est sur toutes les lèvres. « We need the aide of the german people ». Le sens du procès bascule : il faut cesser d’accabler les nazis pour reconstruire la paix avec une Allemagne qui sera notre premier rempart contre les bolcheviks. Ce séisme politique est un dilemme pour les juges : faut-il encore juger les crimes passés ou privilégier l’avenir du peuple allemand au nom de notre sécurité ? Autour du tribunal, tous – diplomates, généraux, politiques - plaident en ce sens. Tous demandent aux acteurs du procès un verdict de clémence. Le choc est subi d’abord par Lawson qui est convoqué par sa hiérarchie. Son général, bien que sans pouvoir sur lui, lui dit les yeux dans les yeux qu’une sentence faible serait hautement souhaitable. Lawson regimbe mais plie. La mort dans l’âme, il ne demande aucune peine  et « s’en rapporte » au tribunal. Le poids de la décision, le « douloureux dilemme » dont il a parlé en terminant son discours embarrassé est reporté sur les juges. Ou plutôt sur Haywood seul placé entre la volonté politique du moment et sa conscience d’homme libre. Voilà qu’il doit juger ces crimes du passé alors que ce gouvernement qui l’a nommé et ce procureur qui devrait l’y inciter, le pressent de les écarter.

        

Délibéré. Les trois juges sont autour d’une table. L’un d’entre eux est agacé de voir Haywood feuilleter les albums photo des victimes alors qu’il exhume besogneusement les précédents pour justifier l’irresponsabilité des juges nazis. Ce sont des exécutants, seuls les donneurs d’ordre sont punissables, dit-il. Réponse de Haywwod : « quand je suis devenu juge, la première chose que j’ai compris est qu’il fallait pour rester en poste, que je laisse en paix certains citoyens » Il continue de se plonger dans ces vies d’hommes et de femmes morts sans sépulture. Il s’adresse mentalement au chœur à jamais silencieux des victimes : « Qui leur rendra justice ? Qui les rendra à l’humanité ? Nous juges ne sommes-nous pas convoqués par ce cortège muet ? N’attendent –il pas notre jugement pour nous juger à leur tour ? »

 

Retour dans la salle d’audience. Haywood a su persuader l’autre juge (dont nous savions que le fils est mort à la guerre). Il prononce un discours vigoureux de 11 minutes avant de condamner à la prison à vie les quatre accusés. Verdict sans commune mesure avec celui du procès historique dont le film s’inspire. La signification de ce coup de force est ailleurs. « Le seul plaignant dans ce procès est la civilisation. Ces hommes ne sont ni des pervers, ni des monstres sadiques, ils ont voulu et appliqué avec zèle les lois. Ils ont voulu tuer, ils y ont participé, ils sont donc coupables au-delà de tout doute raisonnable. Tel est le concept du droit pénal. » Notre seul guide, suggère-t-il, doit être le respect des concepts du droit pour ces hommes-là comme pour d’autres et non la conjoncture politique. Ainsi le juge sort du dilemme où il est enfermé. En prononçant une peine à hauteur du crime, il s’affirme comme un juge indépendant et sans peur dans une justice qui cesse d’être celle des vainqueurs. « Ce juge est fou ! », murmure une assistance dépitée. « Il a tout compris » sommes-nous tentés de répondre en oubliant d’entendre le juge minoritaire lire son opinion dissidente.

 

Dan Haywood quittera l’Allemagne, ce tribunal et sa prison sans regarder derrière lui. Une page est tournée pour cet homme qui, venu de loin, a fait son office de tiers de justice. Pour le peuple allemand aussi qui peut regarder son avenir dans le miroir d’une cité ravagée par le mal mais où justice a été dite.  


(Intervention à l'université Catholique de Lille avec Bruno Cathala et Sylvie Humbert à l'occasion du 70ème anniversaire du Tribunal de Nuremberg, 13 novembre) 

      

Figure 5 Nuremberg 1948

 

Rashomon de Akira Kurozawa ou la preuve par

le témoignage


Comment émerge dans l’histoire occidentale la vérité judiciaire ? Pour répondre à cette question, Michel Foucault dans un texte fameux (« La vérité et les formes juridiques » Dits et écrits, II, Gallimard, 1994) revisite la tragédie d’Œdipe.  Thèbes est en proie à la peste. L’oracle annonce que la ville en sera débarrassée quand on punira l’assassin de Laïos, l’ancien roi. Œdipe, intronisé depuis peu, promet de trouver le coupable. Quand Tirésias, le devin aveugle, lui annonce qu’il est l’assassin, il ne veut rien entendre. Il faudra qu’il devienne l’enquêteur de sa propre cause pour atteindre peu à peu la vérité. C’est finalement de la bouche de deux esclaves, deux humbles témoins, qu’il apprend qu’il est le fils de Laïos et de Jocaste, qu’il a sans le savoir tué son père et épousé sa mère. Foucault voyait dans cette révélation par un simple témoignage d’esclave le passage d’une vérité irrationnelle à une connaissance émancipée du religieux. La vérité migre d’un discours prophétique et magique à un témoignage exhumé par un enquêteur. Ainsi l’humanité, désormais seule sur terre, devra compter sur ses seules forces pour diriger sa destinée.    

 

C’est à l’émergence d’un nouveau régime de vérité que nous conduit aussi  Rashômon, le film de Akira Kuroisawa (1950). Très loin de l’Occident, nous sommes dans le Japon du Xème siècle. Sous la porte du temple de Rashômon fouettée par une pluie torrentielle un bucheron et un moine semblent prostrés comme s’ils venaient d’apprendre un malheur. Ils viennent de témoigner dans le procès d’un bandit accusé du  meurtre d’un samouraï dont il a violé la jeune épouse. Leurs yeux hagards s’interrogent : est-ce bien ce bandit qui a commis un tel acte ? A un troisième homme qui vient d’abriter de la pluie auprès d’eux, ils racontent la scène du témoignage.   

 

(Premier flash-back). A l’audience, le bandit  se vante haut et fort d’avoir tué le samouraï en duel. Il rend hommage à cet adversaire valeureux tué au 23ème assaut. Nul autre n’avait tenu aussi longtemps avant lui. Peut-être ce captif sauvage pensait-t-il que son fait d’arme héroïque l’exonèrerait de son crime ? Prenant la parole à son tour, la femme donne une version radicalement opposée : c’est elle qui aurait poignardée son mari; elle n’a pas supporté « la lueur d’acier » de son regard devant le déshonneur qui le frappe. C’est lui et lui seul, dit ce regard, qui est victime du viol dès lors qu’il est privé de la virginité qui lui est promise. Dans une sorte d’accès de délire provoqué par le mutisme glaçant de cet homme, elle l’aurait poignardé avant de s’enfuir.       

 

Qui croire ? Le bandit indomptable ou la femme traumatisée ?  Le tribunal perplexe devant une telle incertitude décide d’entendre le mort au moyen d’une ordalie, procédure qui permet à la divinité d’intervenir dans le procès. Comparaît alors non le mort lui-même mais le chaman qui a rejoint le samouraï dans l’au-delà pour recueillir sa confession. Au terme d’une transe extatique, le mort parle par sa bouche. On apprend qu’une fois violée par le bandit, la femme demande à celui-ci de l’épouser mais sans succès. Elle insiste. Elle hurle en désignant son mari : « Tue le »! En pure perte. Au contraire, le bandit libère le samouraï. Brisé par le déshonneur, celui-ci se suicide avec la dague à la crosse nacrée de la jeune femme. (Fin du premier flash-back).

 Figure 1.Témoignage de la femme. 

Le bucheron et le moine attendent leur tour à l’arrière-plan.

En entendant ce récit le bucheron pousse un cri : «C’est faux. J’ai tout vu ! ». Voilà qu’il témoigne de tout son corps, de toute son âme devant les deux hommes de ce qu’il a omis de dire au tribunal.  (Second flash-back). Alors qu’il se rend à son travail au cœur de la forêt profonde (scène filmée comme un tourbillon d’images au rythme du Boléro de Ravel japonisé),  il n’a pas seulement remarqué  le chapeau de la femme, son sac abandonné, la dague à la crosse nacrée, le cadavre de l’homme… Il a vu de ses yeux la scène du crime. Après le viol, il a entendu de ses oreilles le bandit, pris d’un soudain remords, demander à la femme de l’épouser. Il a vu et revoit la scène : en guise de réponse, elle lui demande de détacher son mari pour qu’il défende son honneur perdu. Une fois libéré, le samouraï refuse de se battre pour elle mais veut châtier le bandit. Le duel qui s’ensuit tourne à l’avantage de celui-ci. Voilà la vérité.  

Ce n’est plus la transe chamanique mais un témoin – le pauvre bucheron - qui détient le pouvoir ultime de dire la vérité. Ainsi, une nouvelle manière de juger s’affirme contre les vérités religieuses. Le droit de témoigner, grande conquête de la démocratie grecque, exprime un « droit d’opposer une vérité sans pouvoir à un pouvoir sans vérité » (Michel Foucault). Le destin tragique d’Œdipe dépend d’une parole arrachée au témoin qu’il a lui-même suscité. Dorénavant l’appel au témoin qui a vu les faits se substitue à l’intervention du divin. Descendue sur terre, la vision charnelle supplante l’invocation des esprits pour conjurer l’énigme du malheur.    

 

Cette bifurcation décisive engage le devenir de la justice. Qu’il s’agisse d’un paysan dans la tragédie de Sophocle ou d’un bucheron dans le film de Kurosawa, le chemin de la vérité entre dans un univers aléatoire… La simple parole du témoin détient une vertu probatoire que n’a plus la prophétie divine si longtemps convoquée dans les procès. L'œil charnel supplante l’éclair de la révélation divine pour trancher l’enchevêtrement des faits. Mais derrière ce basculement c’est la cité politique toute entière qui s’affranchit des anciennes croyances. C’est la démocratie et le peuple, qui se dote des moyens de poursuivre seule l’aventure collective. C'est tout un mécanisme de la connaissance qui suivra avec l’enquête et les formes élaborés de savoir.  

Figure 2 L'accusé et le policier. A l’arrière-plan les autres témoins.


Dans le film de Kurozawa, aucun doute possible : c’est la scène judiciaire qui mène l’enquête. Sa puissance invisible se lit dans la vibration des postures révérencieuses. Les témoins comparaissent tantôt à genoux, tantôt assis comme des suppliants. Au bout de la scène, le symbole est éclatant : la vérité surgit de l’espace judicaire au milieu d’un espace religieux en ruine. Omniprésent dans le film (et dès le titre), le temple de Rashômon est cerné par la tempête. On peut y arracher des planches pour faire du feu. Ses piliers sont abattus. L’effigie du dieu protecteur est noyée dans une flaque d’eau. Sur les ruines du temple, progresse l’Etat, l’infraction, l’interrogatoire, l’inquisitio… Nul ne croit plus aux masques terrifiants du chaman. Le pouvoir se donne le moyen de scruter les conditions de production du mal. Son représentant convoque les témoins, produit les preuves, donne la parole au policier et ainsi fait émerger la vérité au milieu d’une réalité épaisse et enfouie. Cet acte n'est pas un duel entre deux hommes. Cet acte n’est pas non plus le suicide d’un homme d’honneur. Cet acte – affirme-t-il -  est un crime dont ce bandit est l’auteur. Cette attestation est issue d’une procédure conforme aux lois. Elle ouvre la voie à un monde où l’homme est l’auteur de sa propre destinée et rend la justice en son nom.     

 

Fragile et pourtant nécessaire, le témoignage ne cessera de porter le fardeau de la vérité. Est-ce la vérité à laquelle parvient le juge ? Nullement. C’est un degré de certitude au-delà de tout doute raisonnable. La capture du bandit par la police, le vol attesté du cheval, ses aveux corroborés par le témoignage du bucheron, bref le faisceau des preuves est suffisamment convaincant pour le condamner. Voilà tout

 

La mutation décisive est là. Un tel crime devient un crime public, un crime de sang qualifié par la loi, élucidé par la police, attesté par un témoin et jugé par les tribunaux d'ici bas. Désormais le châtiment dépend des lois de la cité non de celle des seigneurs et des temples. Dans la démocratie athénienne comme au Japon médiéval, au milieu des ruines d'un vieux temple ou sous les yeux d'un devin aveugle, la cité des hommes est née.      

 


 



Timbuktu (film d’Abderrahmane Sissako, 2014)

Les Cahiers de la Justice, 2015 / 1

Un groupe armé s’empare d’une ville dans le désert. Motos et voitures sillonnent les pistes en tous sens dans un torrent de sable. Une patrouille aboie jour et nuit dans des haut-parleurs la nouvelle loi : interdiction de circuler dans les rues, interdiction de la musique et du chant, interdiction de marcher jambes nues pour les hommes, face nue pour les femmes... Voici Tombouctou, ville mythique et millénaire du Nord-Mali, perle du désert, dont une coalition de groupes salafistes vient de s’emparer vers la fin de l’année 2012. Dans une société dévastée, les habitants se terrent.  La mort plane au dessus d'eux, les coups de feu claquent, la vie tient à un fil.  Les familles de Touaregs qui n’ont pas fui se replient dans le désert. Les autres sont traquées le jour, la nuit, sans relâche par une police islamique.  

Dans cette ville prise en otage, la vie continue malgré tout. Les hommes pêchent, font paître leur troupeau, jouent de la musique à bas bruit. Un climat d’indolence règne. Aucune trace de résistance apparemment chez la plupart de ces hommes. Une sorte de fatalité les envoute comme si tout devait être ainsi. Ils obtempèrent, plient, subissent. Le harcèlement de la loi nouvelle les fatigue comme la gazelle poursuivie, à bout de ses forces, qui devient une proie facile. Aucun appel à la prière ne résonne dans ce monde qui se dit musulman. Seules les femmes résistent avec bravoure parce qu’elles ne veulent pas du voile ou continuent de chanter. On découvre derrière les barreaux la criminalité définie par cette loi nouvelle : celle des femmes rebelles.     

A quoi résistent-elles ? A la loi islamique sommairement comprise et brutalement infligée. A la religion prise en otage malgré les objurgations de l’imam qui prêche un islam de paix et d’échange.  A ceux qui tirent sur les statues millénaires et  lapident les couples adultères. Au banditisme de cette loi dévoyée qui ne connait que le langage des fusils. Suspendue comme un fléau au-dessus des têtes, elle n’est qu’un instrument de domestication des corps. C’est une loi totalitaire qui transforme la société en un troupeau apeuré et servile.  Au lieu d’être placée entre les hommes libres, elle est chassée par un vent mauvais. L’Etat dit islamiste quand il cherche à imposer cette loi (la charia ou supposée telle) à un peuple libre recrée le  totalitarisme : « La loi se fige en un réseau de règles qui met chacun sous son couperet ; la pensée se comprime dans un savoir sans faille, le pouvoir ne tolère rien en dehors de lui. » (Claude Lefort). Ce nœud compact entre savoir, pouvoir et loi, expression de l’idéologie totalitaire, étrangle la société. Rien ne peut survivre en dehors de son empire. Rien n'échappe à sa griffe. C’est une citadelle dont on connait les gardiens : une loi indiscutée, des tribunaux pour l’appliquer, une police islamique pour y veiller.

Car la justice (et sa police) est l’instrument exact de cette loi intrusive et totale. La société voulue par les salafistes est criminalisée de part en part.  L’adultère est puni de lapidation. L’obligation de mettre des gants pour peler le poisson justifie une arrestation. La désobéissance des musiciens est punie de quarante coups de fouet…. Quant au « mariage » d’un salafiste, en cas de refus de la famille et malgré l’intercession d’un imam –« Où est ton Dieu ?, dit-il,  je ne le vois nulle part ! » -  il est imposé par la force. Cette réincarnation de l’Etat totalitaire est une arme  à deux coups : l’un qui frappe et terrorise, l’autre qui justifie de frapper encore et toujours : la police saisit les habitants ; l’instance  judiciaire justifie que l’on tue, mutile, fouette. La vie, la moindre parcelle de vie libre, est ainsi traquée par une police infatigable et l’activisme des tribunaux salafistes.

Figure 1 - La poissonnière réclame qu'on la tue si on l'empêche de travailler à mains nues.

Le film refuse de céder au spectacle de la violence dont ces hommes s’enivrent et nous abreuvent.  Les salafistes ne sont pas des monstres assoiffés de sang : ils ont des émotions ordinaires, des désirs ordinaires, des conversations ordinaires. Un djihadiste demande de ne pas traduire ses sentiments envers l’accusé Touareg qui implore la clémence au nom de l’amour de sa fille. Un autre se cache pour fumer et convoite une femme mariée. D’autres encore comparent les mérites de Zidane et de Messi. Ces interludes d'une ahurissante banalité voisinent avec la barbarie, flottent au dessus des armes et des séances interrogatoires. Les voilà tels qu’en eux-mêmes ces chevaliers du Califat, ces guerriers du Djihad : une petite troupe de mercenaires drapée dans le manteau de l’islam pour masquer leurs forfaits.  

Abattus, meurtris, ensanglantés, les corps et les visages sont au-devant de la scène. Dans cet univers discontinu, la liberté n’est pas morte mais seulement exilée. Les armes ont pris possession des corps mais pas des âmes. Autour d’eux, les enfants jouent au foot sans ballon et les femmes chantent dans leur tête. Le djihadistes ont dérobé leur vie, leur corps, leur liberté aux habitants mais ils ont encore leurs rêves, dernier refuge pour demeurer vivants.        

C’est alors qu’un crime absurde et fatal se produit. Un homme tue la vache d’un autre qui avait détruit ses filets de pêche. L’offensé se bat avec l’offenseur. Il le frappe de sa lance. Un meurtre est commis. Est-ce un malheur dans le malheur ? Une secousse dans une épidémie de violence ?  Quand la vache s'affaisse on se rend compte que c’est bien plus qu’une vache qui meurt. La mort de l’animal occulte celle de son agresseur par sa dimension cosmique. Son agonie est filmée par la caméra de Sissako de très près comme pour en percer le mystère insondable. C’est une société qui s’effondre silencieusement à l’image du sang qui sourd de sa mâchoire. La vie tombe goutte à goutte de cette masse inerte de chair et d’os. L’œil révulsé de l’animal est emporté après un long silence.  

Figure 2 - L'altercation qui précède le meurtre

Face à un tel acte, dans une société moralement organisée, les chefs coutumiers auraient convoqué les protagonistes. Une palabre aurait été suscitée. Une solution pacifique serait sortie du ventre du village. Un dédommagement (deux vaches, par exemple) aurait suffi. La paix aurait été rétablie. Le pêcheur et le chasseur aurait partagé un repas de concorde et d’amitié.  Mais quand il n’y a plus d’instances, plus de sages, plus de biens à partager, plus de parenté, les hommes sont comme des boules errantes. Ils sont à l’image de la danseuse haïtienne qui erre impunément avec un coq – n’est-elle pas folle ! - dans les rues de la ville.  Prise en otage par des hommes en armes, la solidarité s’est enfuie. La société éviscérée ne contient plus rien. Ce qui en reste se fissure et meure doucement. Au milieu d’un paysage de désolation et de beauté, le meurtrier, tel Caïn qui vient de tuer son frère, fuit la scène de crime en pataugeant dans un immense marécage tandis que le corps d’Abel agonise sans gémissement. Voilà ce que dit la mort silencieuse de la vache.

Il fuit mais pour aller où ? Ce monde est clos et sans refuge. Autour de lui la patrouille tourne. Le coupable est vite rattrapé par l’œil de la loi. Il comparaît devant son juge. Il  accepte de subir le châtiment mais supplie qu’on le laisse en vie pour s’occuper de sa fille. Piètre argument. Il n’est qu’un coupable de plus qui va nourrir la machine totalitaire. Il sera instantanément abattu en sortant de cellule quand il veut suivre sa femme (venait-elle le chercher ?) sur sa moto. Une fois de plus  les hommes, les femmes, les enfants sont réduits à des braconniers que les chasseurs traquent sans relâche dans le désert comme la chasse à la gazelle qui sert de prologue au film.

 Ce film profondément africain et universel donne une voix aux sans voix. Il ne raconte pas  l’histoire d’un essaim d’abeilles furieuses qui s’abat sur la ville. Ses pseudo chevaliers du califat sont médiocres et pitoyables avant d’être monstrueux. Son réalisateur Abderrahmane Sissakho cherche plutôt le visage fatigué des pauvres pêcheurs, des enfants innocents, des femmes courageuses. Il y voit l’épopée  sourde et pleine d’espoir de ces damnés de la terre. Tous résistent à la barbarie à leur manière, les yeux bien ouverts, tantôt à grands cris, tantôt à longs silences. Ils opposent la continuité d’un temps ancestral à la violence de l’agression. Leur force est d’être les témoins immuables du passé piétiné.  C’est eux - et non les bourreaux - qui racontent l’histoire. C’est eux qui restent debout et regardent l’avenir.

 

Bande annonce

 www.youtube.com/watch?v=dGO5_qNnz1M