Partagez votre site

       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2014

A propos de Kafka le combat avec la loi (Denis Salas), Michalon, coll. Le Bien commun, 2013

 Les Cahiers de la Justice, 2014 / 4

« La métamorphose » (1ère édition)

 

Denis Salas est de ces personnes dont on dit qu’on ne les présente plus tant leur nom et leurs activités éditoriales, auctoriales, d’enseignant ou de passeur entre le monde juridique et la société sont amplement connues et reconnues. Pourtant il convient d’insister sur ce cheminement d’un magistrat qui des salles d’audience aux salles de cours, de son bureau de praticien à celui d’auteur de nombreux livres, est un travailleur inlassable creusant et valorisant l’histoire de la justice comme la littérature, le présent judiciaire comme son horion désirable, mariant préoccupations pragmatiques et intérêt concret et fécond pour la recherche. Un cheminement riche qui n’a pas troublé la simplicité chaleureuse et ouverte de l’homme capable de reconnaître les cheminements des autres comme de les promouvoir. Un cheminement déterminant dans la mesure où il éclaire la singularité de « Son » Kafka publié dans la riche collection « Le Bien Commun » dirigée par Antoine Garapon chez Michalon.

 

Précieux témoignage de la large palette des savoirs et des activités de Denis Salas, cet ouvrage, en ce qu’il tient compte des lectures universitaires et autres qui ont été faites de l’auteur du Procès, sait proposer une lecture novatrice, la sienne qui, sans se substituer aux autres, devient nécessaire aux autres. En effet comme le titre le souligne sa lecture n’est pas centrée sur un combat contre la loi au sens institutionnel ou politique mais sur un combat « avec la loi ». Cette nuance souligne d’une part que Kafka « n’exclut jamais un espoir de dialogue»[1] avec la loi et que d’autre part c’est bien d’une « zone frontière » tendue entre servitude et isolement[2] que l’œuvre prend son élan. Un glissement terminologique qui, grâce à un habile va et vient entre l’œuvre et la vie, entre les fictions et le journal, et ce sans faire de l’œuvre un simple écho résonant de la biographie, ouvre sur une problématique irréductible aux questions contextuelles comme le sont la judéité, les totalitarismes en germe ou quelque réflexion institutionnelle. Une problématique qui explique peut-être l’intérêt porté presque universellement à l’œuvre comme son caractère intemporel; à savoir celle de l’autorisation de vivre que chacun doit conquérir, s’accorder à partir de lui-même.

 

Autorisation qui peut être barrée par l’existence même d’une tension, aporétique chez Kafka, entre deux exigences articulées par la question de la place. En effet Denis Salas analyse dans une perspective familiale puis sociétale, car celle-ci redouble l’effet questionnant de la micro société qu’est la cellule familiale, les multiples occurrences qui dans l’œuvre de fiction ou non concernent la place à conquérir, la place à se voir reconnaître, la place refusée, la place improprement occupée (Denis Salas fait une analyse très intéressante du désordre des places généalogiques vécu comme une transgression qui exclue comme les enfants symptômes l’illustrent dans la vie réelle dont témoignent les magistrats). Cet angle de réflexion permet de comprendre pourquoi il ne s’agit pas d’une lutte contre la loi mais d’une joute avec la loi, car il s’agit d’obtenir l’intégration dans celle-ci qui dès lors est reconnue par le personnage/auteur qui en désire la reconnaissance un peu comme la cantatrice du récit Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris qui livre le combat contre le déni de reconnaissance pour s’installer « dans la reconnaissance par l’institution »[3]. Cependant ce « je veux » qui suppose la conformité aux impératifs de la société qui reconnaît bute sur la singularité qui en lui prend la forme d’un « appel d’une autre vie forgée dans la solitude »[4] qui ne peut être qu’une source de déception pour la société familiale et de marginalisation pour celui qui doit renoncer à être conforme, et qui dès lors rend la problématique de la reconnaissance et de la place difficultueuse à résoudre. « Désirée et hostile »[5] la loi envoie comme une double injonction diront les psychologues qui ne peut être résolue que dans l’identification d’une « zone frontière entre la solitude et la vie en commun »[6] sous peine de n’être qu’une tension aporétique et mortifère puisque la différence ressentie ne pourra se vivre « que dans la culpabilité »[7]. L’œuvre entière serait le récit de cette recherche d’un « comment dire  je veux  face au tu seras paternel », d’un comment dire je suis face au tu es décrété par la qualification sociale[8]. Et ce comment qui jamais ne se livre est source et horizon d’un cheminement, voué à l’échec certes mais néanmoins substantiel en résistance elle-même d’une certaine manière salvatrice. Une résistance improvisée, sans stratégie claire mais qui témoigne du désir de parvenir à un juste milieu, d’entretenir l’illusion que « sa » place existe et que ses personnages s’obstinent à chercher « là où aucun accueil ne (leur) est réservé »[9]. « A la fois appelé et indésirable »[10] l’homme Kafka, comme ces personnages, symbolise à travers son œuvre la sidération de tout individu à l’aube du dévoilement de sa singularité au cœur même de la société à laquelle il appartient, l’inquiète quête de reconnaissance de chacun aux prises avec sa personnalité dissidente exigeante. Et c’est en cela que l’œuvre de Kafka ne saurait se réduire au combat d’un juif intégré dans une société oppressive ou à la dénonciation prophétique d’un système totalitaire ou encore à la blessure d’un fils renié par son père, car si elle peut être tout cela à la fois elle est aussi comme « le bien commun » de chaque personne écartelée et vivante entre ces deux rives, celle d’une fidélité à une identité qui ne fait qu’advenir à même le choix que l’on en fait et celle d’une fidélité à l’attente de la société au sens large du terme.

 

Cette intranquillité chère à Fernando Pessoa qui dérive de la prise de conscience que qualités et « possessions sont précaires »[11], que la société ne cesse de traverser et d’agir dans l’appareil judiciaire et que finalement la faute qui consiste à regimber et le châtiment qui consiste à perdre tout lien avec la société dans un bannissement mortel « coïncident »[12], cette intranquillité dévoile l’existence d’une violence première qui ne peut être qu’adoucie, jamais supprimée[13] comme les femmes du Château montrant la voie à suivre, à savoir « celle de la soumission »[14] l’illustrent. Kafka, en choisissant et « revendiquant d’être artiste à plein temps »[15] pour ne plus alterner entre vie et œuvre, fait de l’exil de l’écriture une délivrance. Mais une délivrance qui « déchire (car) Kafka n’abandonne jamais le rêve de faire société avec les hommes (restant) déchiré entre les exigences de l’œuvre et celles du monde »[16] alors même qu’il sait que « la société est une arme incomparable pour bannir les infidèles »[17]. Denis Salas ne se satisfait pas cependant de cette apparente condamnation de la société, car il relève dans l’œuvre de Kafka la « volonté d’élucider l’interdiction de vivre qui (…) frappe »[18] Kafka et ses doubles. Comme si l’intériorisation des interdits trouvait en lui le complice zélé et efficace d’une superstructure abstraite. Plus précisément encore il repère dans le choix de la résistance, même si elle est vaine, la foi dans un renversement possible du droit en arme même de résistance, en source de liberté, achevant de la sorte de ne pas faire du droit l’ennemi mais au contraire un allié possible et émancipateur. Car ce n’est pas de bonheur, de fortune dont rêve le protagoniste, mais d’une place. La place comme reconnaissance, la place comme droit d’exister, la place comme alliance avec le droit comme Lafacadio le bâtard des Caves du Vatican d’André Gide ne disait pas « famille je vous hait » pour s’éloigner de celle-ci mais bien pour pleurer sa fermeture à lui ensigne de non reconnaissance, d’absence de place[19].

 

Ce petit livre dense propose une lecture riche de l’œuvre de Kafka. Une lecture riche en connaissances historiques, riche en connaissances juridiques, riche en connaissance de l’œuvre. Le lire permet de reprendre la lecture de Kafka avec des clés renouvelées et nécessaires.

 

Sandra Travers de Faultrier,

Avocate, docteur en droit, docteur es lettres, enseigne le droit de la propriété littéraire et artistique à Sciences-po Paris.

 



[1] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013.

[2] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.72.

[3] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.85.

[4] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.10.

[5] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.19.

[6] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.11.

[7] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.39.

[8] Voir « Cet être traqué c’est moi, Kafka/Gide », in Kafka, Les Cahiers de l’Herne, 2014.

[9] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.91.

[10] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.91.

[11] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.50.

[12] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.64-65.

[13] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.70.

[14] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.57.

[15] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.79.

[16] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.90.

[17] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.110.

[18] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.116.

[19] Sandra Travers de Faultrier, Gide, l’assignation à être, Michalon, 2006.