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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2014

Le procès de Viviane Amsalem (film de Ronit et Shlomi Elkabetz, 2014)

Les Cahiers de la Justice, 2014/4

Nous sommes en Israël dans un tribunal rabbinique. Un couple comparaît pour divorcer. Face à lui, trois juges. Dans la petite pièce qui sert de salle d’audience le décor est minimal : tables, chaises, documents. Seul signe distinctif : le blason d’un chandelier à sept branches. La scène se déroule à huis clos. Un avocat (Camel) plaide pour une femme (Viviane) qui demande en vain le divorce à son mari (Elisha) depuis plusieurs années. En droit hébraïque, lui seul peut accorder le guett qui permet à la femme de retrouver sa liberté. Convoqué à la demande de sa femme dont il est séparé depuis longtemps, il refuse toujours. Elle s’obstine en pensant sans doute que la pression de l’audience le fera céder. Mais il n’en démord pas. Au contraire, il contre-attaque et exige qu’elle revienne au foyer. Ce conflit irrémédiable tant ses racines sont profondes et méconnues est la matière même du récit qui commence.  

Les auteurs de ce film se placent du côté de la courageuse obstination de Vivianne face à l’incompréhensible refus d’Elisha. D’audiences en audiences, nous sommes immergés dans la temporalité d’un procès qui durera en tout cinq ans. Nous avons sous les yeux le courage d’une femme souvent silencieuse, parfois querelleuse ou véhémente. Nous savons peu de chose de l’histoire de ce couple qui expliquerait cette impasse tragique. Nous ne connaissons pas leurs enfants. Nous ne voyons pas dans des flashs back ce que fut leur vie passée. Nous n’avons rien d‘autre sous les yeux que le spectacle d’un lourd conflit qui, loin de se dénouer, se dilate jusqu’à déchirer ce couple jusqu’à l’os. A l’image d’un volcan qui crache le feu sous la cendre, chaque comparution réveille sa force éruptive sous jacente. Le tribunal implose, le juge se démet, Viviane éructe, le mari est incarcéré mais s’obstine toujours. A l’extrême fin de cette épreuve, Viviane capitule. Au terme d’un ultime tête à tête, sous l’emprise de cet homme qui ne veut rien entendre d’autre que sa soumission, elle lui promet fidélité en échange de sa liberté.     

Le mari détient le guett de l’ancienne loi biblique. Nul autre que lui n’a le droit d’accorder le divorce en autorisant la femme à reprendre sa liberté. La cérémonie doit suivre un rituel précis : le parchemin doit être remis devant témoins à celle-ci en mains propres par son mari. Il doit impérativement prononcer les mots qui attestent qu’elle est désormais « permise à tout homme ». Ainsi elle ne risque plus l’adultère et retrouve une vie sociale décente, délivrée du soupçon de sa communauté.    

Le droit rabbinique, selon les auteurs du film, a construit sur la base d’un texte biblique assez mince une institution qui protège le foyer juif. Il fait du mari le seul gardien de la loi. Si le tribunal ne peut rien imposer, il ne reste pas pour autant inactif même si sa marge est réduite. A partir du moment où il sent que le conflit désorganise la vie de la communauté, il s’efforce de trouver une issue. Il ne peut accepter que se multiplient les femmes agunot  c’est à dire attachées au mari refusant le guett ce qui entraine leur mise au ban de la communauté avec leurs enfants éventuels. Quand l’affaire prend l’ampleur, comme dans le film, ce tribunal sans pouvoir se saisit du conflit. Il accepte les demandes d’audience de la femme ce qui impose, à tout le moins, au mari de venir. Celui-ci fait le sourd une fois, deux fois, mais il vient finalement. Accepte-il ? Nullement. Le tribunal constate qu’il vient dans le but d’imposer un rapport de force à sa femme : « je réitère mon refus publiquement ce qui signifie que tu dois revenir et poursuivre la vie commune ». Le tribunal est prisonnier de l’enjeu suivant : faire revenir la femme au foyer ou obtenir du mari  le fameux guett.

Devant un conflit que le tribunal ne peut pas trancher, son arme est le temps qui, pense-t-il,  use le conflits les plus inextricables. Au cours du film, on voit les trois juges patiemment écouter les deux parties, mesurer leur capacité de résistance, attendre que l’un d’eux cède. Ils multiplient les audiences à la demande de Viviane sans chercher à dénouer leur antagonisme. Combien de face à face stériles et épuisants ? On ne sait trop. Dans ce bateau ivre, on perd la notion du temps. Pour qu’il y ait une issue à ce tunnel de bruit et de fureur, il faudrait que l’une ou l’autre des parties lâche prise. Englué dans cet épais conflit, le tribunal n’est que le spectateur passif d’un interminable duel. Les mots cèdent devant la montée de la violence verbale. A défaut d’arguments, les coups tombent toujours plus fort. Tout se passe comme s’il fallait un gagnant et un perdant. Le tribunal se transforme en une arène où les adversaires (et leurs alliés) livrent bataille jusqu’à épuisement de leur forces. Celui qui reste debout au terme de l’épreuve est désigné comme le vainqueur comme dans les anciennes procédures accusatoires médiévales. Pas de compromis, pas de médiation donc, mais une - et une seule - alternative brutale : soit Elisha accorde le guett, soit Vivianne revient au domicile. 

Quand les assaillants sont las, leurs lieutenants entrent en scène. D’abord les avocats  (Camel d’un côté, le frère d’Elisha de l’autre). Autour d’eux, toute une communauté s’avance pour soutenir alternativement l’une ou l’autre des parties. Au lieu d’apaiser le conflit, voilà qu’elle l’étend, l’aiguise, l’entretient. C’est une lame d’affects qui tournoie sans fin autour des parties, frappe qui elle veut. Au cours du film, on voit défiler tel voisin, tel épicier, tel ami ce qui donne lieu à des scènes aussi pittoresques qu’inutiles pour l’issue du conflit. Au contraire : tout ce petit monde est criblé de questions par les avocats dans un jeu qui consiste à décrédibiliser au maximum les témoins de l’autre partie. Le combat, donc, encore et toujours. 

 

 

Le conflit, au comble de son épanouissement, développe ses métastases. Il creuse d’innombrables galeries. Le tribunal est embourbé, les audiences minées par ce mal quelles entretiennent, les juges au bord de l’asphyxie. Nul n’est épargné. Voilà un l’avocat de Vivianne soupçonné par les juges de sa foi en l’institution du mariage, lui qui est célibataire. Sa probité est à plusieurs reprises mise en cause par son adversaire : ne l’a-t-on pas vue avec sa cliente dans un café ? Vient à la barre un couple dont la femme atteste de la moralité du mari, mais sous les questions de l’avocat, on devine sa peur. Ainsi défilent les couples désajustés, singuliers témoins de moralité, vite percés à jour par l’avocat de la plaignante.

A quoi sert ce jeu de massacre ? Sans doute à dénoncer l’hypocrisie d’une société qui cache ses petits arrangements avec la loi. Mais il n’aboutit qu’à étendre à l’infini le conflit, à le rendre toujours plus irréductible. Les juges eux-mêmes ne sont guère les épargnés. Leur belle impassibilité se désagrège sous l’effet de la fatigue. Leur patience s’effrite avec le temps. Leur extrême passivité les rend vulnérables. Mais peut-on leur reprocher de n’être ni exemplaire, ni impassibles ? Au terme d’un si long procès, à bout de force, las sans doute de leur impuissance, ils perdent patience, se désistent, se relaient. Hors de lui, l’un d’entre eux s’emporte et, fou de rage, expulse les parties de la salle d’audience.        

Dans ce combat de gladiateurs, tout se passe comme si chacun s’arrachait à tour de rôle des lambeaux de chair, comme si à chaque fois, un peu de leur vie commune s’effaçait. Seule Viviane a fait une part de chemin et peut retrouver sa liberté. Elisha en est loin. Il n’a pas fait le deuil de sa femme. Il habite la possession. Il colle à une image de la femme (de la mère ?) dont il ne peut se séparer. Pour lui le temps du procès ne sera jamais assez long alors que, pour elle, il n’est que souffrance. Voilà pourquoi le vrai dénouement se passe dans la salle d’attente, le dernier endroit où le couple peut encore se parler. Dans les intervalles des jeux de rôle de l’audience, une place est offerte à une rencontre authentique. Alors qu’on pense qu’un compromis est à portée de main, c’est le rapport de force qui l’emporte avant que Viviane ne cède en aliénant sa liberté. Le tribunal n’aura qu’à entériner sa capitulation.     

Ce film sobre et âpre raconte les défis lancés à la justice par une loi qui ne correspond plus à la société qu’elle est censée régir. La succession de portraits qui défilent à l’audience déploie l’étendue des compromissions possibles entre l’exigence religieuse et la réalité. Certaines femmes se révoltent comme Vivianne et font appel à la justice.  Beaucoup de femmes se résignent. Au milieu de ce tumulte, il manque à ces juges trop dogmatiques l’art d’interpréter la loi qui consiste, sans la heurter de front à la « vider de son venin » comme disent les juristes. Souvent, à la demande des femmes, les tribunaux (en France du moins) condamnent le mari à des dommages intérêts sur le fondement de l’abus de droit. Ces affaires souvent plaidées ne jugent pas le droit religieux mais son utilisation dommageable pour la femme. C’est l’atteinte disproportionnée à la liberté de l’épouse qui est sanctionnée et elle seule. C’est ainsi que dans le film un juge condamne le mari à une dizaine de jours de prison. Ce n’est pas la loi qui est remise en cause – n’incarne-t-elle pas une vérité religieuse ?-  mais l’usage abusif du droit qu’elle confère. Belle ruse avec la loi qui, faute de l’abroger, vient en atténuer les effets pervers.

 

Plutôt pauvre ruse devrait-on dire, tant elle émane d’un tribunal ni décideur, ni médiateur. Ne peut-t-on imaginer un autre moyen de sortir de tels conflits ? Comment restaurer la fonction du tiers qui, faute d’être à bonne distance du conflit, en est le principal moteur ? L’alternative serait de désigner un médiateur qui ferait porter le débat utile sur les causes profondes de l’antagonisme. Ce qui suppose que chacun renonce à « son » droit. Tout l’art du tiers est de placer le dialogue sur les points de convergence, fussent-ils ténus, et de rompre le lien en sorte que chacun soit satisfait. Cela peut être long mais d’une longueur fructueuse alors que le procès est un combat dont le gain de l’un est l’envers de la perte de l’autre. En somme, il faudrait former nos juges rabbiniques à la médiation familiale. Voltaire, en 1745, avait eu le mot juste quand il racontait l’histoire du juge de paix en Hollande. Il soulignait que les parties consentaient à s’adresser à des conciliateurs mais sans avocats et sans procureurs, précisait-il, de sorte qu’on les faisait sortir de l’audience « comme on ôte le bois d’un feu qu’on veut éteindre. »      

 

DS

 

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  Extrait du film "Le procès de Viviane Amsalem"

                                                   Bande annonce VOSTF

 

 

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Le géant égoïste, film anglais de Clio Barnard (2013)

 

LES CAHIERS DE LA JUSTICE, 2014/2

                                   « And all men kill the thing they love,

                                      By all let this be heard,

                                      Some do it with a bitter look,

                                      Some with a flattering word,

                                      The coward does it with a kiss,

                                      The brave man with a sword! » [1]

 

 

On peut se demander quelle mouche a piqué le réalisateur Clio Barnard d’intituler son film « le Géant égoïste »  inspiré de la nouvelle d’Oscar Wilde ? Celle-ci raconte l’histoire d’un géant enfermé dans sa demeure dans un hiver sans fin. Il a inscrit au fronton de son palais « DEFENSE D’ENTRER SOUS PEINE DE POURSUITE ».  Mais quand les enfants viennent jouer non loin de sa fenêtre, il se prend à les regarder. Ils amènent un peu de printemps dans sa grisaille. Il se prend d’affection pour l’un d’entre eux. Il l’aide à monter aux arbres. Et quand l’enfant l’embrasse pour le remercier, il est touché au fond de l’âme. Mais quand il disparaît, le géant souffrira de ne plus le voir. Il en deviendra même inconsolable. Plus tard, quand il le retrouvera gravement blessé, ses mains et ses pieds transpercés par des clous, il ne lui survivra pas. Tel est le thème central du conte : la rédemption du héros égoïste touché par l’amour d’un enfant-Christ.  

 

L’univers du film est à l’opposé. Dans ces banlieues anglaises sordides où nous sommes plongés, un peu comme dans les films de Ken Loach, quand les parents sont défaillants, l’enfant cherche quelqu’un qui veut le prendre sous son aile. L’école ? Les professeurs ? Il voudrait bien y trouver refuge mais les carences accumulées le mettent en échec. Il se place en position de cancre et se fait exclure. Ses frères ? Eux-mêmes s’adonnent à la drogue et au deal. Les voisins, le quartier, les amis de la famille ? Tous se débattent dans une pauvreté que seul l’alcool rend supportable. Au milieu de tout cela grandissent des enfants hyperactifs et impulsifs. A quoi bon l’école ! C’est d’argent qu’ils ont besoin d’abord pour aider leurs parents. Tel est le destin de ses enfants démesurément adultes : il faut aider leurs parents à survivre à l’image de cette scène où on les voit déménager un encombrant canapé pour payer leurs dettes.     

 

 Ensemble, ils décrochent, errent dans le quartier, se baladent la nuit en cheval mais aiment surtout aller voir Kittel le ferrailleur. Il faut se pincer pour y voir le géant égoïste de Wilde comme le suggère le synopsis du film. Kittel, le receleur, récupère des métaux, des machines à laver, des carcasses de voitures, des câbles. Il investit dans des chevaux de course et des paris clandestins Il utilise les gosses perdus pour alimenter son business. Il est brutal, les chasse comme des insectes. Il vit enfermé dans une addiction professionnelle où il emploie sa femme. Muré dans un égoïsme sans rémission, ce couple élève des chevaux et entraine des petits jockeys pour des courses clandestines. Les deux gosses deviennent de bons petits ferrailleurs à l’ombre de ce père par défaut. Kittel offre alors une chance à un des gamins. A-t-il remarqué sa tendresse pour les bêtes ? Se découvre-t-il une âme de père ? C’est plutôt son intérêt qui le gouverne une fois de plus car son protégé se révèle vite meilleur jockey que ferrailleur. Voilà que se présente une place dérisoire pour ce gamin des rues, pour lui seul, enfin, dans un monde qui l’a jusque-là exclu. 

 

 Se sentant abandonné, l’autre gosse se lance à corps perdu dans le vol, s’essaye à l’escroquerie et prend des coups. Il en donne aussi. On devine qu’il tue un petit poney dans un terrain vague. Pour le punir, le ferrailleur fait mine de lui couper la main. Mise en scène terrible où resurgit un droit pénal archaïque au milieu des éclairs de la lame vibrante qui s’approche du bras tendu sur l’établi. Le gosse qui voit la mort de prés lui lance alors un défi. Il entrevoit une ultime épreuve qui peut mettre un terme à sa cavalcade désespérée.  Pourquoi ne pas aller chercher les câbles à haute tension là-bas sous terre au risque de se faire électrocuter ? Ce n’est nullement un sacrifice. Rien de christique dans son geste. Rien d’héroïque non plus. Il montre seulement à cet instant que sa vie ne vaut rien. En tous cas, pas plus que le prix de ces gros câbles. Au mépris de sa vie et de celle des autres, il se laisse envahir par la pulsion de mort. 

 

 Une dernière fois son copain l’accompagne mais il ne lui survivra pas. Il sera électrocuté dans un paysage de pilonnes électriques et de flaques d’eau sale. La scène est d’une cruauté triste, froide, interminable. Elle se déroule non loin d’un cheval immobile, image vivante de la « tendre indifférence du monde » dont parle Camus dans l’Etranger. Le silence et les cris d’oiseaux, la nuit puis le jour, la lune puis l’aurore passent devant le cloaque. Un convoi de fortune ramène le corps recouvert d’une toile à travers la friche industrielle. Devant ce spectacle, le ferrailleur tend ses mains aux policiers. « Qu’on lui mette les menottes. C’est lui et lui seul le coupable. Il les a forcés » semble t-il dire en assumant la paternité de l’acte. Car c’est lui qui a envoyé la victime à une mort probable en lui donnant des outils nécessaires au vol des câbles les plus dangereux. Il se grandit en cet instant trop bref pour évoquer l’image de la rédemption. Il décharge cependant le gosse survivant de toute culpabilité. Celui ci va-t-il survivre à ce terrible choc émotionnel ? Une scène ultime nous le laisse croire.

 

 

 

Mais à part ce bref moment de rémission, comment reconnaitre la moindre parenté avec le conte de Wilde dont le film se dit inspiré ? Le géant de Barnard n’a aucune complexité morale. Il est invariablement injuste, brutal, obsédé par le gain et les paris. Aucune empathie de jardinier, aucune trace de paternalisme ne l’effleure. Il prend infiniment plus soin de ses chevaux que des enfants. Les uns représentent son seul capital. Les autres n’appartiennent à personne et ne comptent pour rien. Ils ne sont pour lui qu’une main d’œuvre sous payée. A aucun moment, il ne dira comme le héros du conte que « les enfants sont les plus belles des fleurs ». Jamais, il ne brisera la muraille de sa maison pour ouvrir son cœur. Au contraire, il sera inflexiblement utilitaire et punitif. Alors que dans le conte de Wilde l’interdit pénal est balayé par l’amour, dans le film, c’est un droit pénal archaïque où on tranche la main des voleurs qui l’emporte. Si le ferrailleur renonce à châtier l’enfant, c’est qu’il espère encore s’enrichir de ses petits trafics. Dans son cœur règne sans partage l’appât du gain et l’indifférence à autrui.  

 

Le géant de Wilde campe sur sa propriété privée qu’il place sous la protection du droit pénal (« défense d’entrer…»). Il saura traverser un hiver de pluie et de tristesse pour aimer les enfants qui amènent le printemps dans sa vie. Il saura embrasser l’un d’entre eux dont la perte lui sera intolérable. Le géant a  ouvert son cœur et pris le risque d’aimer et donc de perdre. Il suivra l’enfant mort dans sa chute. A l’inverse, le film s’enfonce dans un climat mortifère. C’est la justice pénale qui a le dernier mot, pas l’amour. Pas de musique merveilleuse, pas de gazon doux et vert. A perte de vue, un paysage de pilonnes électriques déferle sur un monde sans vie et sans remède.

 

Ce monde mortifère de la punition, Wilde va le rencontrer lors de son incarcération à la prison de Reading après sa condamnation pour sodomie à deux ans de travaux forcés par le tribunal d’Old Bailey. Lors du procès, ses juges ne supporteront pas son ironie, ses outrances verbales et ses provocations. Tous verront en lui le symbole éclatant de la corruption d’adolescents innocents. Wilde une fois libéré, croit en finir avec les travaux forcés, la nourriture infâme, le lit dur. Hélas, il ne sort pas de la condamnation. Sa peine ne fait que commencer : sa femme et ses enfants cherchent à l’oublier, changent de patronyme, fuient la souillure de sa réputation sulfureuse. Déchu de ses droits paternels, il connait la ruine et l’exil avant la mort solitaire à Paris.

 

En écrivant La ballade de la geôle de Reading, il se souviendra du Géant égoïste en comparant la tenue du bagnard à la tunique du Christ. Tout criminel qu’il soit, le condamné  reste représentatif de l’humanité et le double du poète. A bien des égards – et c’est ce qui est le plus troublant dans le destin de Wilde -  sa chute est déjà inscrite dans son œuvre. Ses récits comparent, bien avant son procès, le criminel à l’artiste. Tous deux transgressent les règles chacun à leur manière. Il suffit de lire Le crime de Lord Artur Savile pour mesurer à quel point le crime est métaphorisé. Il raconte l’histoire d’un homme qui doit tuer quelqu’un pour accomplir une destinée inscrite dans les lignes de sa main afin de se marier et atteindre son bonheur. Ainsi Wilde, à travers la chiromancie, se moque sans doute des savoirs criminologiques de l’époque fondés sur l’hérédité biologique (L’homme criminel de Lombroso date de 1897). Son personnage ne pense-t-il pas faire son « devoir » en assassinant une personne qu’un chiromancien lui a prédit ! Mais, surtout, ce crime vide de tout contenu moral est esthétisé. C’est un acte fugace et dépouillé de toute dimension tragique. C’est une épreuve à franchir pour espérer vivre heureux. C’est aussi une métaphore de l’art qui s’en prend aux lois communes, rejette les conventions, s’affranchit de la morale et affiche sa dissidence. « Je traitais l’art comme étant la réalité suprême et la vie comme un simple mode de fiction », reconnait-il comme un aveu dans De profundis, longue lettre écrite en prison à son amant Lord Douglas.

 

Wilde n’est-il pas allée trop loin dans son hybris ? En témoignant d’un mépris aristocratique vis-à-vis de la loi, en provoquant les juges et les jurés, il s’est heurté à la colère publique. Il a réveillé le besoin archaïque d’expiation qui frappe ceux qui portent atteinte aux valeurs sacrées (ou prétendument telles) de la morale victorienne. Le scandale de son homosexualité a été trop visiblement assumé pour qu’on puisse l’excuser. S’il en avait parlé dans ses fictions, il serait resté dans le royaume spirituel de l’écrivain. Mais il a voulu agir par le moyen du droit. Mal lui en a pris. Il a cru qu’en portant plainte contre son diffamateur, la justice allait le servir, lui le privilégié. L’esthète, le prince des poètes a joué avec son code esthétique sur un terrain où le code pénal règne ; il a confondu la barre d’un tribunal avec la scène d’un théâtre ; il a mélangé le réel et l’imaginaire tant il a vu dans sa vie une œuvre dont il serait le héros ; son crime moral est d’avoir porté au grand jour ce que la morale victorienne tolérait en secret. Une fois de plus, une fois de trop, il a joué et perdu. Son goût pour la transgression, si fort dans ses fictions, a méprisé les limites de la loi et l’a emporté dans sa chute.

 

Mais il n’a pas perdu en combattant. Il a été détruit en silence dans l’ombre d’une prison à coups d’humiliation et de privations. Il a été sali, ruiné, rayé de la société. Il a vécu une chute sans rédemption. Il n’en a pas moins gardé une hauteur d’âme dans l’affliction puisqu’il a pardonné à Lord Douglas indifférent à sa chute : « On ne peut toujours garder dans son sein une vipère qui se nourrit de vous ni se lever chaque nuit pour semer des épines dans le jardin de son âme. »   [1]

 

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Quand Sisyphe se révolte, Albert Camus aujourd’hui, film Abraham Segal (durée 90 minutes, 2013) <!--[if !supportFootnotes]-->[1] LES CAHIERS DE LA JUSTICE, 2014/1

 

Pourquoi Camus parle-t-il tant à nos contemporains ? Pour répondre à cette question, Abraham Segal propose un film puisé dans la mémoire de ceux qui l’ont lu ou connu. Mémoire singulièrement vivante, tant les témoignages et les paysages qui se succèdent en sont toujours imprégnés. Tous à leur manière nous disent que le sens de cette œuvre est devant nous. Elle a un public universel : La Peste et l’Etranger sont, on le sait, parmi les romans les plus lus aujourd’hui. Elle a de solides fidélités parmi ceux qui ont lutté dans l’après-guerre contre les totalitarismes en Espagne et dans les pays de l’Est. Elle a marqué certains lieux à jamais. Qui songerait aujourd’hui aux ruines de Tipaza sans le poème en prose que Camus leur consacra ? Les premières images du film montrent la pierre tombale de Camus à Lourmarin sur laquelle flotte un laurier rose somptueux. Comme emportée par ce bouquet immense, la caméra de Segal entreprend le voyage que cette œuvre a ouvert après la mort brutale de son auteur en 1961.

La narration documentaire s’enroule autour des témoignages de celles et ceux qui ont été imprégné de ses écrits, qu’ils soient écrivains, artistes ou simplement lecteurs venus des rives de la méditerranée. C’est un Camus polyphonique qui naît de ce bouquet de mémoires diverses. Sa voix et sa phrase (où Agnès Spiquel voit "le frémissement de la vie ») nous accompagnent de temps à autre au cours du film. Son récit assemble le rythme d’une pensée en trois temps (absurde, révolte, mesure) et la beauté des paysages. Nous suivons une « enquêtrice » (interprété par Marion Richez) qui part à l’aventure d'une pensée qui, dit Segal, cotoie "les impasses de mort" et ouvre vers "les chemins de vie". C’est elle qui questionne, voyage, observe, interroge ses interlocuteurs attentifs. C’est elle qu’on suit devant les paysages méditerranéens qui allient l’évocation de l’œuvre et la source vivante qui n’a cessé de l’inspirer.

C’est elle encore qui découvre les ruines grecques, notamment le lieu du supplice légendaire de Sisyphe. Les mythes nous offrent, disait Camus « leur sève intacte », il suffit de les déchiffrer. L’enquêtrice s’interroge à haute voix : quelle punition plus terrible que ce travail inutile et sans espoir ? En contrepoint, répondent les images de notre condition humaine mondialisée et loqueteuse : ces réfugiés qui échouent sans cesse aux portes de nos cités en quête d’un travail, d’un asile ou simplement d’un accueil. Ils ont les yeux égarés de ceux qui sont voués à recommencer sans cesse leur tentative pour regagner au péril de leur vie l’autre rive. Quelle voix mystérieuse appelle ces héros de l’absurde pour qu’ils recommencent sans cesse ce voyage sans destination ? Singulier paradoxes que ces iles grecques, lieu de transit pour les Sisyphe de la mondialisation devant le temple immuable d’Apollon. Comment ne pas songer à cet instant aux morts de Lampedusa ?

Chaque dialogue du film tisse témoignages et paysages. On quitte les paysages de Provence, pour entrer dans les foules en révolte en Grèce et en Tunisie. A chaque étape de ce voyage, Segal laisse à chacun le temps de poser son regard. Chaque intervenant fait l’objet d’un véritable portrait. C’est ainsi que nous rencontrons Catherine Camus dans le paysage de Lourmarin incarnant à merveille l’alliance de la mesure et de la beauté, cette pensée de midi qui clôt L’homme révolté. Le voyage se poursuit en Grèce aux alentours du Parthénon, puis en Tunisie au moment du printemps arabe et enfin à Alger. Le film est marqué par des rencontres avec Roger Grenier (l’ami de toujours), Edgard Morin (compagnon de résistance), Robert Badinter (le combattant de l’abolition) et Boualem Sansal, écrivain algérien de langue française, véritable fil rouge du film au fur et à mesure qu’il avance. Il faut ajouter la figure attachante du dessinateur Jean Ferrandez, que l’on voit peindre les ruines de Tipaza. Le film alterne les interviews classiques, les dialogues (entre Marie Richez et Catherine Camus, par exemple), les confidences à voix hautes (quand Jean Ferrandez parle de son enfance à Alger), autant de paroles arrachée à la rue algérienne omniprésente dans la seconde partie du film.

Naturellement, le film de Segal évoque aussi la filiation universelle d’un Camus combattant la violence d’où qu’elle vienne. Nul n’a oublié qu’il fut du côté des libertaires, de ses amis anarchistes espagnols, bref de la seule gauche non communiste à cette époque. La voix du prix Nobel de 1957 résonne aux oreilles de ceux qui ont connus la chute d’Allende et la guerre d’Afghanistan. Aujourd’hui comme hier, l’artiste est « au service de ceux qui subissent l’histoire ». Seul cet appel peut « l’arracher à la solitude de son exil ». Son devoir est de faire retentir le silence d’un « prisonnier inconnu abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde». A qui pourrait en douter, le grondement continuel des révoltes - face aux camps de travail soviétiques, aux geôles du régime de Pinochet ou à la prison irakienne d’Abu Ghraib - est là pour nous le rappeler.

Peu à peu, la filiation algérienne devient centrale dans le récit. Sur la terrasse d’un café d’Alger, Boualem Sansal qui incarne les tensions de ce peuple s’interroge sur son incertitude identitaire. Sur la terre algérienne, la narration du film passe par lui désormais. On le voit évoquer les ruines de Tipasa, converser longuement avec Jean Ferrandez ou encore s’arrêter devant la librairie « El Ijtihad », lieu fondé par les journalistes d’Alger Républicain. Au cours d’un dialogue entre l’historienne Américaine Alice Kaplan et Boualem Sansal, on apprend que Camus n’est toujours pas ou peu traduit en arabe, qu’il est largement oublié de la mémoire algérienne alors qu’il est un des écrivains français le plus universellement connu. Nul ne semble avoir oublié en Algérie son parti pris en faveur d’une Algérie de peuples fédérés. Son destin de l’Algérie semble plus incertain que jamais après l’indépendance. D’abord soviétique, puis tenté par l’islamisme radical et emporté par le terrorisme mais demain peut-être ouvert vers la démocratie ? Sansal intellectuel vivant à Alger mais écrivant en Français (son livre le plus camusien Le serment des barbares est publié chez Gallimard) est placé au point de fracture entre la culture française et les passions nationalistes.

Les regards sur l’homme et son œuvre sont profondément contrastés selon le lieu de ses réappropriations. En France, les lecteurs de Camus n’ont jamais été aussi nombreux mais aussi dans les pays de l’Est où il a toujours soutenu les dissidents, Aux Etats Unis et au Japon, il suscite la même ferveur. Mais il est singulièrement absent du lieu de sa naissance, du lieu de ses plus belles célébrations. Au moment de la mort de Nelson Mandela, cet autre avocat de la paix et de la réconciliation, le film de Segal prend une dimension inédite. Peut-être un jour pardonnera-t-on à Camus son ignorance du monde arabe que toute sa génération a partagée ? Peut-être aussi peut-on imaginer que, s’il avait vécu, il aurait réintégré ce monde dans sa vision méditerranéeenne ? Le film à la fois charnel et intellectuel – et, en ce sens, profondément camusien - de Abraham Segal nous laisse sur cette interrogation. La mémoire de Camus ne cesse de vivre de part et d’autre de la Méditerranée mais ses fractures sont toujours visibles.

 

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<!--[if !supportFootnotes]-->[1] Abraham Segal réalise des films documentaires depuis une quarantaine d’années. Citons par exemple, Van Gogh la revanche ambiguë (1989), Enquête sur Abraham (1996), Le Mystère Paul (2000).