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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2013

 

                         Fragments d'une enfance oranaise [1]

 

 

                       « Dans quelques minutes,

                          ce sera Oran, le poids d’une ville 

                          charnelle et sans espoir…»                          

 

    A. Camus, Carnets, 1939

 

 

 

Je suis retourné à Oran, ma ville natale, quelques décennies après l’indépendance à la suite d’une lecture du Minotaure ou la Halte d’Oran , récit publié par Camus dans l’Eté.[2] Un tel voyage ne s’impose pas par hasard. J’ai quitté l’Algérie à l’âge de neuf ans en héritant d’une volonté de rupture avec le passé. Comme beaucoup de Français d’Algérie se sentant trahis, mon père avait fait le serment de ne jamais regarder en arrière. La nécessité de reconstruire sa vie et la nôtre en liquidant le passé a scellé cette promesse. Ce choix lui permit sans doute, comme à d’autres, d’échapper au trauma de la diaspora. Pour la génération suivante, ce serment conjuratoire n’a plus guère de sens. Le désir de retrouver les traces d’une enfance perdue de vue revient au fur et à mesure que la vie est moins aspirée par l’appel de l’avenir. Le temps qui passe nous conduit à une autre tâche : déchiffrer ce fragment têtu d’identité qu’est un acte de naissance. 

 

Le voyage apporte le matériau nécessaire à cette reconstruction. Il fait revivre la mémoire par le filtre des sensations et des émotions. Petit fils d’exilés espagnols, commerçants venus d’Andalousie (on leur doit « l’anisette Salas »), je devais m’acquitter de ce voyage envers ma mère qui s’y rendit en 1989. Elle en rapporta un album photo et une série de documents précieux qui m’apparurent comme un legs après sa mort. Camus fut un allié dans cette voie, lui qui fut possédé par « le chant aveugle et grave » qui le liait à son Algérie natale.

 

Le nom même d’Oran n’a cessé de vibrer dans ma mémoire  avec tant d’autres. Tous les autres noms que je citerai dans ce texte (les seuls que ma mémoire a retenu) me parlent d’une autre vie. Quand je lis un plan de cette ville en murmurant les noms d’anciens quartiers, certains résonnent dans les profondeurs de ma mémoire (Eckmühl, Saint Eugène, Bellonte, La Marine, Gambetta…) mais la plupart sont des bruits sans signification comme si le langage lointain de l’enfance s’était fixé sur quelques supports à la manière de balises éclairant faiblement un temps oublié.  Le nom d’Oran est inséparable de sa prononciation par mes parents mais aussi d’une énigme dont je serai séparé à jamais depuis leur mort. Il fallait donc, sans guides et sans témoins, avancer à tâtons vers le passé mais avec la même énergie, le même esprit que je mettais jusqu’à présent à construire le futur.

 

Par-delà la césure de 1962, qu’il y a-t-il de changé dans cette ville entre 1939 (date de l’écriture de l’Eté) et 2012 ? Le premier contact avec la ville réveille des émotions d’enfance qui entrent en résonance avec les textes du Minotaure ( Le désert à Oran, les jeux, les monuments, la pierre d’Ariane) auxquels il faut ajouter Petit guide pour des villes dans passé dans le même recueil et les notes des Carnets.  Oran que Camus décrivait et tel qu’elle m’apparut, reste une ville « bâtie en escargot sur son plateau » qui fuit tout contact immédiat avec la mer. Le vaste port marchand  qu’on voit depuis la promenade du  Front de mer repousse le rivage loin de nous. Les barrières successives que constituent les rocades accroissent la distance.  J’en ai compté au moins trois avec celle du Front de mer sans parler les rues Larbi Ben M’hidi (ex rue d’Arzew)  et Mohamed Khemisti (ex cours Alsace lorraine) qui sont en centre-ville parallèles à la mer. On ne sait trop si cette architecture traduit une attitude d’indifférence ou un rempart dressé devant une menace venue du grand large. Les plages de l’Oranie sont plus loin, à l’Ouest. Leurs noms -  Bou Sfer, Aïn-el-Turc et le cap Falcon - chantent encore dans ma mémoire. A l’Est, la villégiature de Canastel où jadis flamboyaient un casino et ses spectacles non loin des falaises rouges semble un décor désaffecté. 

 

Oran reste ce « grand mur circulaire et jaune recouvert d’un ciel dur » qu’y voyaient les Carnets. Il n’y existe aucune familiarité avec la mer, comme à Toulon ou Marseille, où le contact se fait avec le vieux port. A Monaco, Nice ou au Havre les voies convergent vers la mer et captent le vent marin, les embruns, bref une énergie qui irrigue la ville. Camus voit dans cette « topographie extravagante » une allégorie de la séparation que vivent des habitants contraints à demeurer dans la ville dans un « exil sans remède », bref un cadre idéal pour y situer la Peste

 

Le vaste golfe d’Oran qui abrite le port militaire de Mers-el-kébir renforce l’impression d’une ville sur la défensive. Ville stratégique, elle fut historiquement vouée à défendre son territoire compte tenu de sa localisation entre le monde chrétien et le monde arabe. Paix et guerre sont les deux faces de la baie d’Oran. D’un côté, le commerce porteur de paix  et d’échange ; de l’autre, la défense et la posture guerrière. La baie d’Oran abrite le port de plaisance et le port marchand séparés par la haute forteresse de Santa Cruz au sommet du  Murdjajo. Toute une histoire est résumée  de part et d’autre de cette montagne. Impossible d’oublier que les Espagnols, au temps de Charles Quint, ont occupé la ville durant trois siècles du XVème au XVIIIème. Ils y ont installé un port pour leur marine de guerre, le port de Mers-el-Kebir qui abritera la flotte militaire française jusqu’à sa destruction par les Alliés en 1941. 

 

Négligeant sa culture et son passé, le peuple d’Oran n’en reste pas moins incurablement commerçant. Un activisme sympathique anime le centre-ville où pullulent les boutiques alors qu’un repli hautain règne aux alentours des hôtels de luxe pour élites nomades. Cet Oran-là se tourne délibérément vers l’avenir. Il abandonne la vieille ville à son lourd passé. L’extension qui tire Oran vers le monde marchand et l’industrie pétrochimique creuse des fractures dont la ville porte la trace. Mon impression est renforcée par les constructions ambitieuses de « Oran Est » où Sheraton, Méridien et autres tours de luxe composent des quartiers qui respirent une  prospérité hâtive. « Ville tout à fait moderne » jugeait Camus en 1953 avec une pointe d’ironie algéroise. « Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains : elle attend ses touristes.»  

 

Une ville couverte de cicatrices 

 

J’ai vu dans cet Oran de 2012, dix fois plus peuplé qu’en 1962,  non une ville sans passé et vouée aux pures sensations comme le suggère Camus mais une ville couverte de cicatrices. Au cours de son histoire, chacun a voulu laisser sa marque. Les guerres anciennes sont là, partout visibles, symboles de mille combats pour la défense et  la conquête des territoires. Il suffit de penser à l’annexion française dans les années 1830 puis à l’irréversible colonisation de peuplement dont Napoléon III pressentit le danger. Faute d’avoir opté plut tôt pour un « royaume arabe », la France s’est engagée dans une conquête absolue comme le disait Bugeaud, son artisan. A partir de la 1870, la colonisation de peuplement reprit avec une brutalisation croissante. Après la guerre d’indépendance, trente années de parti unique ont plongé ce pays dans une amnésie culturelle qui a favorisé l’essor de l’islamisme. L’Algérie connut alors une « décennie noire » marquée par le terrorisme puis une nouvelle guerre civile dans les années 1990. Dans la ville actuelle d’Oran, nombre d’immeubles ou de façades sont inachevés ou  noircis par des combats obscurs. Leur élan brisé peuple la ville en autant d’éclats : énergie fugace du capitalisme immobilier, maisons dévastées en plein centre-ville, abandon pur et simple des lieux de sociabilité européenne comme cette « Coupole » du Front de mer, triste clin d’œil à Montparnasse. 

 

Pour accroître la confusion, l’administration change souvent le nom des rues. C’est ainsi que la rue de Mostaganem où je suis né et ai vécu mon enfance a changé depuis au moins deux fois de nom pour devenir tout récemment la rue Mohammed Boudiaf. Sans savoir que notre hôtel en était proche, je suis passé plusieurs fois devant le numéro 90 (porte d’entrée de mon immeuble) sans le reconnaître. Je n’aurai pas du pourtant le manquer à côté la triste cité Perret, hélas toujours là, comme un témoignage immuable de l’urbanisme de masse d’une France des années 1960 terriblement dégradé aujourd’hui. Retrouver cette rue, pourtant centrale, est un casse-tête sur une carte dont la légende est aussi incertaine d’autant que sur place, le nom des rues est mentionné en langue arabe. Pour couronner le tout, elle est éventrée de bout en bout par les interminables travaux de construction d’un tram ce qui brouille un peu plus mes faibles repères.  

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[1] Extrait d'un texte paru dans Pourquoi Camus ? Ph. Rey (E. Castillo, dir.).

[2] Camus a séjourné à Oran avec sa femme Francine Faure, une oranaise, de janvier 1941 à août 1942 avant de s’engager dans le réseau Combat.  Il y termine L’Etranger, écrit les textes de L’Eté, Le Mythe de Sisyphe puis Caligula et commence La Peste.