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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Une lecture juridique de La Cerisaie

 

Anton Tchekhov, La Cerisaie (1904) Théâtre de la Tempête (Cartoucherie de Vincennes)/Mise en scène de N Liautard et M. Nadaud. 

 

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Une famille arrive dans une maison familiale si belle, si grande, si réputée pour ses cerisiers qu’elle est connue dans la vaste Russie. Les valises tombent lourdement  au milieu des cris de joie.  On s’embrasse. On s’étreint. On boit de la vodka. On fait la fête. On apprend avec indifférence la vente pour dettes de la Cerisaie tant les souvenirs, les intrigues, les chamailleries occupent ces vies insouciantes. Tout va-t-il recommencer comme avant ? Le temps est-il arrêté ? Tchekhov nous fait entendre trop de silences et de dissonances pour y croire. La nouvelle de la vente aux enchères tombe au milieu de cette sociabilité frivole et trouble. Alors on se résigne peu à peu au départ. C’est à peine si on entend le bruit de la hache qui frappe le premier cerisier. Chacun s’en va avec confiance vers un destin obscur.     

 

Tchekhov brosse avec tendresse le tableau d’une société qui ne tient plus debout faute d’être portés par ses liens juridiques. Lioubov est une propriétaire au bord de la ruine mais riche de ses rêves. Ayant perdu son fils (Grishka), elle est partie s’étourdir à Paris où un homme l’a dépossédée. Avec son frère, elle a délégué la gestion de leur propriété à un riche marchand Lopakhine. La Cerisaie vit dans le sillage de Lioubov enveloppée dans un univers de souvenirs envoûtants. La matérialité du paysage se dissous dans cette femme happée par ses rêves, ses passions et ses malheurs. La mort de son enfant et l’extase de la nature aux rythmes puissants donne à cette évocation une allure crépusculaire. Le lien juridique à sa terre est si dématérialisé qu’il s’évanouit. Ses habitants semblent oublier que tout patrimoine est un mixte d’avoir et d’être, de nature et de symboles. Trop évanescente, la Cerisaie est sortie de la succession des générations. C’est un continent détaché de la trans-temporalité qui l’a habité jusqu’à présent. Dès lors qu’il n’est plus héritage construit pour durer, il ne peut que dépérir et avec lui le monde social qu'il porte.

 

L’impossibilité des liens d’alliance en découle. Loin de se préoccuper de la Cerisaie, de s'approprier son héritage, les deux filles Ania et Varia (celle-ci adoptée) ne pensent qu’à leur avenir. L’une la plus jeune veut poursuivre ses études et travailler ; l’autre veut se marier avec Lopakhine. Mais dans le monde finissant de la Cerisaie, il n’y a plus d’alliance de classe possible. La Cerisaie est placée hors de la chaîne matrimoniale qui lui a donné son sens jusqu’à présent. Lopakhine est avant tout un gérant prévoyant tel ceux que Dickens a décrit dans Les Temps Difficiles. Il ne voit cette propriété  que comme un bien qu’il veut faire fructifier. Toute autre échelle de valeur lui est inaccessible. Comment pourrait-il aimer Varia, se lier avec une femme qui représente l’autre monde ? Un mariage à l’ancienne entre deux êtres de la même classe arrangé par les maîtres, qu’en a-t-il à faire ?  Son destin est ailleurs. Propulsé au rang de propriétaire, il réalise dans une sorte d’extase la fin d’un monde qui a réduit en esclavage sa famille.   

 

Nous touchons le noir secret qui habite la Cerisaie. Elle porte le passif d’un héritage si lourd à porter que personne n’en veut plus : le servage. La leçon de ce nœud tragique est formulée par le personnage de Trofimov. Les liens tissés au cours des siècles (servage et exploitation de la terre) se défont. Le temps où le serf était « un bien meuble » est fini mais le paiement de la dette se poursuit. Comment accepter que les serfs libres depuis l’abolition du servage en 1860 doivent encore s’endetter pour racheter leur lopin de terre (la Cerisaie est écrite en 1904) ? N’est-ce pas perpétuer leur exploitation ? Cette dette est impayable tant elle est lestée du vol des « âmes vivantes » perpétué impunément au cours des siècles.    

 

« Imaginez, Ania : votre grand-père, votre arrière-grand-père, tous vos ancêtres possédaient des esclaves, ils possédaient des âmes vivantes, et ne sentez-vous pas dans chaque fruit de votre cerisaie, dans chaque feuille, dans chaque tronc, des créatures humaines qui vous regardent, n'entendez-vous donc pas leurs voix ?... Posséder des âmes vivantes - mais cela vous a dégénérés, vous tous, vivants ou morts, si bien que votre mère, vous, votre oncle, vous ne voyez même plus que vous vivez de dettes, sur le compte des autres, le compte de ces gens que vous laissez à peine entrer dans votre vestibule... Nous sommes en retard d'au moins deux siècles, nous n'avons rien de rien, pas de rapport défini avec notre passé, nous ne faisons que philosopher, nous plaindre de l'ennui ou boire de la vodka. C'est tellement clair, pour commencer à vivre dans le présent, il faut d'abord racheter notre passé, en finir avec lui. Comprenez cela, Ania. »

 

       Voilà pourquoi, la Cerisaie est vouée à périr. Dans cette Russie construite sur le système du servage, trop d’injustices perdurent. A l’image des cerisiers abattus, les liens d’héritage et d’alliance s’effondrent comme un château de cartes.  Le passif de ce que nous appellerions un crime contre l’humanité excède trop l’actif. Il consiste en trois siècles d’esclavage russe et leur perpétuation malgré l’abolition. N’est-ce pas une honte d’avoir ainsi entretenu la condition servile ? Le monde ancien est grevé de trop d’injustices et de malheurs. La tradition qu’il portait n’est plus active. Le poids des « âmes mortes », dirait Gogol, empoisonne le futur. Et le passé n’est plus une ressource pour l’avenir. A la toute fin, couverte par le bruit des arbres qu'on abat, on entend la voix de Firs, le vieux serviteur, à peine audible dans l’obscurité. « La vie est passée comme si elle n’avait pas été vécue ». Rien ne peut être transmis quand la vie humaine ne se construit pas au delà de sa condition mortelle. La fonction symbolique du droit nous y aide. Encore faut-il qu’elle ne soit pas pervertie par ses usages.