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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2011

« Le dernier voyage du juge Feng ».

    Film chinois de Liu Jie (2006) [1]

 

    (Les Cahiers de la Justice, 2011/2)

 

     Denis Salas

 

 

L’idée de faire le récit d’une des milles cours itinérantes en Chine à travers le destin singulier d’un juge est suffisamment rare pour mériter l’attention. C’est le pari d’un  premier film du jeune chef opérateur chinois Liu Jie qui choisit des villageois comme acteurs et le Yunnan, région du Sud de la Chine à la frontière du Laos et du Vietnam, comme décor. Le dernier voyage du juge Feng n’est ni un documentaire, ni un film de propagande à la gloire d’un régime. Œuvre de fiction, il nous invite à suivre le parcours de ces obscurs pèlerins du droit : un juge, sa greffière et un jeune stagiaire. C’est à travers la poussière des sentiers tortueux et des marches harassantes au milieu de paysages splendides de cette région montagneuse du Yunnan que l’histoire nous est contée.

 


[1] Le dernier voyage du juge Feng, film chinois, de Liu Jie, prix horizon au festival de Venise 2006, disponible en DVD (voir le site www. pierregrise.com)

 

Deux femmes sont prostrées devant la petite table de bois où se tient le juge. Avec leur coiffe paysanne, elles se tiennent à la place que leur assigne le rituel. L’une est l’offenseur, l’autre la plaignante. L’audience se tient en plein air.  Elles sont comme deux statues de pierre. Pas un mot. Nul regard. La caméra s’attarde sur leur immobilité. Dans cette attente longue, un masque inerte flotte sur leur visage. Le juge leur demande si leur différend familial ne peut être traitée à l’amiable. Comment deux belles sœurs peuvent-elles comparaitre pour une cruche, une simple cruche, qu’elles se disputent ? On voit ensuite Yang, la greffière, assise sur la fameuse cruche qui les prend à part et leur parle. Le bon sens est vain, le monologue voué à l’échec. Les deux femmes sont murées.  On ne force pas l’entente. Yang tente en vain de prendre leurs mains molles, de rapprocher leurs corps figés en brusquant leur mutisme lourd et pierreux. Exaspéré, le juge jette sa cigarette, se saisit de la cruche et la lance à terre. Il tend avec autorité  à la greffière un billet de 5 yuans qu’il tire de son portefeuille. Qu’elle partage la somme en deux pour acheter deux nouvelles cruches !  Une cruche chacune : seront-elles satisfaites ? Un homme marchant avec une canne s’approche de la scène. Il opine : « Bien jugé, bien jugé, bien jugé ! ». Sous le regard de la communauté assemblée, les deux femmes debout devant la greffière acceptent de se rapprocher, de se détendre et, peut-être, de se serrer la  main. Le litige est purgé mais non le conflit dont il est l’occasion.   

 

Plus tard on assiste à une audience où deux autres femmes comparaissent. L’une réclame 150 yuans à l’autre. La débitrice ne nie pas mais dit qu’elle n’a pas une telle somme. Qu’on vienne voir ce qu’elle possède chez elle si on ne la croit pas ! Mais est-ce un aveu suffisant pour le juge ? Il ne vérifie pas le bien fondé de la plainte. Il n’enquête pas. En a-t-il assez de ces querelles ? Ces affaires courantes aux lointaines ramifications, les devine-t-il inextricables ? Son rôle à lui n’est pas de purger des querelles mais de les vider de leur venin. Il sort à nouveau une liasse de billets qu’il tend à la débitrice afin qu’elle achète un cochon pour payer sa dette.

 

Dans cette région de haute montagne, le cochon semble être un  véritable échangeur universel. Il est le juste prix pour rétablir la paix et éviter la violence. Prix que le juge  fixe mais, assez souvent paye lui-même. Veut-il ainsi éluder la solution de conflits bien plus profonds ? Il n’entend pas sa mission au sens où il faudrait prendre le temps de  faire émerger, puis de résoudre ceux-ci. Ce n’est pas son tempérament. Il ne déterre pas les racines des traumatismes. Il rétablit la paix au ras du conflit visible. Son emblème le proclame : il est un juge étatique non médiateur. Il restitue à chacun le sien. Il glisse sur les litiges de peur de ranimer les braises d’un litige.

 

Le juge Feng sait de longue date que dans ces montagnes du Yunnan la pauvreté règne. Voilà pourquoi, il alloue discrètement (est-ce de sa poche ?) des petites sommes d’argent pour rétablir un équilibre afin de ne pas alourdir les dettes des paysans. Il s’implique ainsi activement dans la restauration des équilibres. Il pacifie ainsi sans relâche ces vallées ethniquement divisées, véritables puits à conflits. Jurisprudence contradictoire de ce banquier infatigable qui combine la colère paternelle et la remise de dette. Quand le tissus social menace de se déchirer, quand le navire prend l’eau, c’est lui qui écope, écope encore, afin ne plus entendre dans le cri des plaignants un appel ruineux à la vengeance. Reste que cette jurisprudence ambigüe et dispendieuse ne calme qu’un temps l’hémorragie. Elle contient les conditions du renouvellement du conflit dès lors que son dénouement ne coute rien à personne.

 

 

 

« Le Tribunal itinérant » documentaire de Zhang Wenging, diffusé par la chaîne Public Sénat, 2009. 

 

 Il est intéressant de comparer brièvement le film Le dernier Voyage du juge Feng  qui est une fiction et ce documentaire qui présente le travail des juges itinérants à la frontière de la Mongolie du Nord dans la vallée du Shi Han où siège la cour de Jiagkou. A première vue nous assistons ici aussi à des scènes de la justice ordinaire : une affaire de divorce ou encore un conflit entre un beau père et son gendre. Les juges portent le même emblème de l’Etat, traversent les rivières à pied nus, circulent parfois en moto ou jeep. Tout est pourtant si différent ! Dans le documentaire, aucun drame, aucun récit vivant. Tout est descriptif, linéaire, plat. Les séquences se succèdent comme une succession de vignettes. Nous glissons à la surface des choses. Du coup, les faits matériels occupent une place exorbitante : la moto des juges, les routes de brousse, la pluie incessante sont tristement décoratifs. Les papillons qui déploient leurs ailes après une éclaircie ou les caméléons multicolores semblent de pacotille. On voit un vieil homme se mettre en route vers la ville pour demander justice. Mais que savons-nous de l’histoire douloureuse de sa vie ? Pourquoi se plaint-il de son gendre au point de vouloir s’en séparer après tant d’années ? Lors de l’audience de divorce, la femme essuie des larmes que nous ne comprenons pas. Quand l’homme montre fugitivement le livret de mariage au tribunal, on remarque son visage joyeux et insouciant sur la photo qui le rend à peine reconnaissable. Nous n’en saurons pas plus.

Dans la fiction, au contraire, les paysages et la vie villageoise font écho aux émotions des personnages. Ils sont en quelque sorte sculptés par elles, imprégnés de leur densité biographique. Leurs cris de joie et leurs moments mélancoliques y résonnent. De la même manière que la nature n’est pas réduite à son pittoresque, ils ne se résument pas à une fonction qu’il s’agisse du juge ou de sa greffière.  Nous nous identifions à Feng car nous n’ignorons rien de ses sautes d’humeur et de son alcoolisme au point de ne pas être surpris de ses tentations suicidaires.  Quand il regarde les ravins escarpés, nous nous souvenons avec lui du suicide de son collègue. Nous comprenons aussi la stupeur muette de Yang qui réalise qu’elle est revenue dans la montagne pour ne plus en sortir.  Quand elle reprend, à la fin du film, ses vêtements de villageoise, quand elle rend son uniforme, nous ressentons son vertige derrière son visage impassible.

Est-ce à dire que la fiction est plus proche de la réalité que le documentaire ? Et comment comprendre ce paradoxe ? La réalité est transfigurée par les personnages qui l’habitent et qui nous y introduisent. Tout l’art du scénariste est de les saisir à un moment critique de leur vie, dans leur conflictualité intime : la solitude crépusculaire  du juge Feng, le dernier voyage de Yang, les amours du jeune juge contrariés par son beau père.  La vérité des personnages qui vont au bout d’eux mêmes, les drames qui se nouent entre eux, l’issue incertaine de leurs conflits, tels sont les voies d’accès au monde vécu de la justice. Au delà de la réalité brute, l’intensité du drame ainsi raconté donne une vérité à la fiction.    

 

 

 

 

 

L’affaire de la tombe profanée

 

 

En cas de troubles graves, le juge Feng a d’autres cordes à son arc. Dans ces régions, en l’absence de loi commune entre les ethnies, la régulation ne peut venir que de lui. Son rôle est de pacifier, de nouer le lien, de le bien rompre s’il le faut pour qu’un autre lien vive à sa place. Voilà qu’un plaignant tout excité  réclame justice car le cochon d’un voisin a mangé ses graines. Il réclame réparation sous la forme d’une offrande au temple plus un cochon. Tout le village s’attroupe, vit subitement au rythme de sa plainte tapageuse. Le jeune juge croit avoir réglé l’affaire en bottant en touche (il a décrété l’incompétence du tribunal, l’affaire étant de nature religieuse). Mais il ne fait que préparer le regain de la violence.  Alors que l’affrontement est imminent (pelles et pioches sont sorties), que l’effervescence de la dispute couve, le juge et la greffière s’interposent physiquement puis se mettent à parlementer. Assis en plein soleil sur un petit banc, le juge interroge un ancien du village qui raconte un rêve de profanation des tombes. Le juge ironise : n’a-t-il pas lui aussi rêvé d’épouser une belle femme ? Le rêve n’est pas la réalité. Il propose une double compensation : un cochon et une offrande. Cela lui semble juste puisqu’il y a atteinte à une mémoire familiale et religieuse. Les plaignants n’en démordent pas : ils réclament deux cochons.

 

Le juge allume une cigarette. Il n’est pas pressé. L’essentiel est acquis : les plaignants acceptent de déplacer leur conflit sur le terrain du partageable. On est sorti des invectives et de la violence. On s’apprête non plus à échanger des préjudices mais des services. Pour autant, le conflit n’est pas apaisé. Il faut convaincre l’offenseur d’accepter : « Et si j’allais chercher un cochon pour détruire l’urne de tes ancêtres, te rendrai tu mieux compte de ce que tu as fait ? » Il faut donc en finir, trancher le litige par un arrêt de justice. Il tranche alors debout, fermement, solennellement, sous son emblème étatique : ce sera un cochon et une offrande. Il commet certes une irrégularité (ce que lui fait remarquer le jeune juge) en évoquant un point religieux dans une décision de justice. Nous sommes sous l’emblème de la République Populaire de Chine, Etat communiste et laïque ! Mais ici dans les montagnes du Sud, c’est le juge qui interprète la loi utile. Il confirme : la cérémonie au temple n’est pas un dédommagement superflu. Au flanc des montagnes, il est urgent de faire la paix entre les hommes au prix de la lettre de la loi. 

 

On est loin du juge impartial, passif, serviteur de la loi.  Feng se vit parmi les hommes et dépositaire de leurs attentes. Il avance dans sa tache de pacificateur malgré les vents contraires. En fin de journée, alors que le clan des offenseurs refuse toujours de livrer le cochon, il s’agace.  « Tous ont accepté la sentence ! » Il choisit alors d’aller lui même chercher l’animal pour le livrer au plaignant. On le voit alors dans un nuage de poussière à la lumière du soleil couchant, tirer de toutes ses forces un porc récalcitrant au milieu des cris des enfants du village.  « As-tu perdu sa dignité ?» lui dira le jeune juge. Le juge Feng élude la question. Il feint de regarder plus loin. Il évoque le village de Tête de Coq leur prochaine étape. Echo d’une blessure ancienne ? Une fois à nouveau sur la route, au détour d’un ravin, son regard de perd dans  la beauté sinueuse des paysages de montagnes parsemés de rivières. Ici son collègue, le juge Changtui, s’est jadis jeté dans le précipice. Tous marchent encore et encore jusqu’à épuisement. Les pieds souffrent. Enfin vient la première maison, un feu de cheminée, l’âtre accueillant. Tous s’assoient en tailleur sur le sol en bois. La petite troupe fume, rit aux éclats, boit du thé.

 

 

Un divorce tapageur, un mariage avorté  

 

 

Qu’est-ce que  juger si ce n’est un travail d’apaisement encore et toujours recommencé ? Voilà un divorce douloureux après 30 ans de vie commune, d’autant pour la femme, mariée à 13 ans a eu un enfant est mort né. Le divorce ? Pour elle, cela veut dire qu’elle doit quitter la maison qui appartient au père de son mari. Sans toit, ni moyens de vivre, comment vivra-t-elle ? La femme accroupie, coiffée d’un immense couvre chef, entreprend un étrange danse au ras du sol qu’elle essuie compulsivement en poussant des cris stridents. Est-elle devenue folle ? Sont-ce des serpents qui sifflent sur sa tête ?

 

Le juge : « Dites ce que vous avez à dire !   »

La femme accroupie : « Que vais-je devenir ? Vais-je sortir de la communauté ? Où vais-je aller ? Tuez-moi et qu’on en finisse !  » 

 

Ses cris retentissent insupportablement dans tout le village.  Craint- t-il que le scandale provoqué par cette danse ne se retourne contre lui ? Est-il apitoyé par son désarroi ? Le mari s’approche, met sa main sur l’épaule du juge : on ne divorce plus. Aussitôt les cris cessent. Le silence revient sur le village. La paix à nouveau repend son cours interrompu.  

 

Le juge Feng fume sans relâche et s’enivre parfois.  Peut-être faut-il une bonne dose de tabac et d’alcool pour juger ? A moitié ivre lors du mariage de son jeune collègue Ah Luo avec la fille d’un chef de village, il reste fidèle à lui-même : le jeune juge doit se marier mais le présent qu’il apporte (un téléviseur) ne satisfait pas son beau père.  Le juge lui prête une somme d’argent pour acheter un cochon. L’équilibre est réalisé, la noce peut commencer. Le juge reste juge y compris dans l’amitié. Il affirme ici aussi sa présence au cœur de l’échange social. Il fluidifie les relations, accorde les hommes entre eux, s’implique inépuisablement dans ce rôle de facilitateur.      

 

Le drame se noue au cours de la cérémonie. Un groupe d’un village voisin fait irruption en déclarant que leurs chèvres ont été abattues par le beau père, chef du village. Celui-ci répond que ces chèvres ont mangé son grain et qu’il avait le droit de les abattre au nom d’une règle votée démocratiquement de l’assemblée du village. Le juge Feng répond énergiquement en brandissant un pseudo « code de village » (un simple  écriteau) devant le public. Il dit : contrairement à ce « code », le fait d’abattre les chèvres est illégal. Telle est la loi commune qu’il rappelle et proclame. Il prend à témoin AhLuo (« Répond ! Tu es juge avant d’être son gendre ! »). Sa fiancée à son bras, d’une voix inaudible face au farouche beau père, il dit : « Oui, c’est, en droit, bel et bien un vol ». 

 

Peut-être est-ce cet acte qui fera de lui un juge ? Il ne peut mentir sans trahir son serment. Mais il joue gros : ni plus ni moins que son mariage. Le beau père invoque la démocratie du village pour se défendre. Lui qui s’est déjà plaint de la faible dot d’un fonctionnaire débutant, ne sera guère conciliant. Furieux, il reprend son bien (sa fille) immédiatement sous les imprécations du juge Feng.  Son argument ?  « Mon gendre me tourne le dos. Il me fait un procès. Tu fais la loi au tribunal, je fais la loi chez moi ».  Le juge réitère avec véhémence le juste partage : « Tu as commis deux infractions. Tuer les chèvres et attenter à un mariage légal. Tu n’es pas digne d’être un chef de village. »

 

Le soir, Feng s’effondre d’épuisement. Yang doit l’aider à se coucher, lui défait ses chaussures,  veille silencieusement. A l’aube, Al Luo s’est enfuit avec son aimée. Feng est furieux. Ce n’est pas seulement  la fugue de deux adolescents. C’est un abandon de poste de la part d’un magistrat. C’est un choix personnel qui l’éloigne de cette institution qu’il défendait jadis contre les jurisprudences déroutantes du juge. Quand, Feng le découvre réfugié dans le village voisin, il lui explique que sa fuite engage l’institution au delà de sa personne. « Qui croira à la justice après cela ? Il suffisait d’attendre que la colère de ton beau père retombe. » Ah Luo n’a pas agi avec prudence. Sa fuite a radicalisé l’opposition de son beau père à la loi et au tribunal. Mais elle a refroidi aussi la confiance du clan adverse qui a refusé de participer à l’enquête sur le rapt des chèvres. La fuite du jeune juge affaiblit le tribunal. Sa légitimité dans les montagnes acquise au prix d’un travail long et acharné est mise en péril. 

 

Le juge :

 

- « Qu’est-ce qui est plus important ta femme ou l’image du juge ?    

Ah Luo (de plus en plus provoquant) :

-  L’image du juge ? Un homme en costume avec un insigne qui traîne un cochon ? Acheter un porcelet 150 yuans, c’est çà ton image du juge ! 

-  Je l’ai voulu.

- Voilà le résultat : ta famille t’a rejeté !

- Qui te l’a dit ?

- Tout le tribunal est au courant…

- Tu n’es pas digne d’être juge ! Fous le camp ! »

 

Mais qui interpelle qui ? Le jeune juge ou l’ancien ?  A cette seconde interpellation sur la dignité du juge, Feng ne pourra se dérober comme la première fois. Sans doute Ah Luo a trahi les devoirs de sa charge mais Feng en est-il si loin ?  A-t-il donné l’exemple ? N’évoque- t- on pas, dans les couloirs du tribunal, sa rupture inconvenante avec sa famille ? Et quelle image donne-t-il du juge quand il tire un cochon dans le village, quand il rachète lui-même les dettes des débiteurs, quand il trahit son serment en validant des croyances populaires.     

 

 

 

Méditation devant le feu qui crépite

 

Feng s’est perdu dans les montagnes du Yunnan. Il a tant et tant donné de lui pour absorber des querelles villageoises, il a tant usé ses chaussures sur ces sentiers broussailleux, parcouru ces villages, côtoyé ces peuples, qu’il y a fait entrer sa vie toute entière. Il s’est nourri de la reconnaissance de ces peuples qui croient en lui au point qu’il leur a donné toute de sa vie. Sa jurisprudence est à l’image du pays qu’il traverse : il sait parlementer, suggérer un meilleur accord et, quand il ne peut aller plus loin, il achète la paix, il implique sa bourse dans l’équilibre retrouvé. Peut-être estime-il que la reconnaissance dont il est gratifié est un salaire supérieur à son traitement de fonctionnaire? Feng a vieilli sans s’en rendre compte. A-t-il vu ses enfants grandir ? Sa solitude est pesante comme l’emblème que porte son cheval sur les routes.

Après l’incident avec Ah-Luo, dans une longue séquence, la greffière lave une chemise accroupie en silence. Derrière elle, Feng fume interminablement devant le feu de cheminée. L’incident l’a affaibli. Il fait à voix basse le bilan de sa vie.  Peut-être parce qu’ils ne se regardent pas, elle ose. « Et ta famille ? Et les enfants ? » Ne sont ils pas perdus de vue au cours de ces longues années dans les montagnes. On devine que sa vie cache un désastre familial. On se perd, semble-t-il se dire, dans les méandres des conflits des autres, on s’enfonce dans leurs passions, on épuise son énergie et son argent à ramener la paix entre les hommes. Et puis au fur et à mesure des années, on réalise que cela était simplement un métier loin de la vraie vie.   

 

« Feng : Une vie ce n’est pas plus que  çà.

- La greffière : Tout tient en quelques mots.

- Feng : Le temps de laver une chemise et tout est dit.   

 

Le lendemain, un signe : « Regarde j’ai perdu une dent ! » Est-ce un signe du destin ? Le couple se sépare. Yang  doit partir à la retraite anticipée car une loi réserve cette fonction à des diplômés. La greffière abandonne son uniforme et revêt un vêtement villageois. Feng repart seul. Que deviendra-t-il sans sa confidente, sans sa complice ? La greffière modère les passions du juge, adoucit ses moments d’épuisement, saisit les bras qui se lèvent trop vite. Elle rapproche et sépare tout à tour. Elle est l’acte de juger en personne. Elle se tient souvent auprès du feu le soir comme une vestale. Elle se tient droite au tribunal, son insigne sur la poitrine. Elle sait aussi parler avec leurs mots aux femmes. Elle qui vient du village et retournera au village. Qui fera après elle le lien entre ces deux mondes, celui des villages et celui de la loi ?

 

Feng revient alors seul à l’endroit précis où Changtui est tombé. Il l’appelle plusieurs fois de toutes ses forces. « Changtui ! Changtui ! »  Aucune voix ne vient de l’autre rive. Seul l’écho du cri et le bruit de la rivière au fond de la vallée lui répondent. Nous voyons seulement le cheval errer seul sur le sentier de montagne. A un bruit d’éboulement, on devine que Feng s’est jeté dans le ravin. On songe alors au naufrage du vieux peintre Wang-Fô  raconté par Marguerite Yourcenar[1].  Convaincu depuis toujours que l’image est plus vraie que la réalité, il choisit de disparaître à jamais dans une mer de jade bleue peinte par sa main. 

 

 


[1] Marguerite Yourcenar, Nouvelles Orientales, Gallimard, 1963, p. 25

 

 


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