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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

La catastrophe est devant nous…

 

A propos de La troisième guerre, film de Giovanni Aloi, 2020 -

 

Festival du Film Policier | La troisième guerre

 

Nous vivons dans un monde où la guerre s’est infiltrée comme une aiguille dans les fibres de notre peau. La guerre ? Le mot est trop commode. Ici c’est plutôt l’imminence d’une attaque qui propage un halo de danger. Comment mieux comprendre cette ambiance dans nos villes qu’en suivant une patrouille de Sentinelle ? Leur déambulation attentive veut nous apporter une soi disant sécurité. En réalité, ces hommes armés avancent en inventant à chaque pas un monde où tout peut arriver, où nos vies sont en sursis. On dirait une forêt de menaces ou de dangers comme nous l’avons  connu avant la naissance de l’Etat ; un monde d’avant toute communauté politique ; un monde où il faut être sans cesse sur ses gardes, ouvrir l’œil, scruter le champ du visible. Le réel semble inoffensif mais c’est un piège, nous dit Sentinelle, il se cache derrière l’espace infini de la menace. L’Etat et son armée, ce sont ces silhouettes en treillis, alourdies, l’arme de guerre au poing, le doigt sur la gâchette, l’œil braqué sur la frontière… La ville est-elle vraiment le lieu de tous les dangers ? Oui disent les hommes armés qui nous demandent d’y croire car l’ennemi est entré chez nous, oui, disent-ils, cela est déjà arrivé, oui répètent-ils, la preuve est que nous sommes là!  La vie se poursuit de manière ordinaire, les gens y travaillent ou promènent leur chien mais sous cette vie tranquille une bête sauvage peut surgir. Sauf qu’on ne la voit jamais alors qu’elle ne nous lâche pas des yeux. 

 

Voilà le legs du terrorisme : sous l’œil de guetteurs, nos villes vivent jour et nuit sous la menace d’un ennemi en puissance. Ils guettent inlassablement sur la ligne d’horizon le frémissement d’où surgira l’attaque comme l’officier du Désert des Tartares de Dino Buzzati. Un royaume des ombres se cache et menace nos vies sur cette terre. Voilà ce que dit la présence de Sentinelle dans nos rues : la ville est un indéchiffrable paysage de signes. La rue est un village hostile et paisible à la fois. Les passants anonymes jettent leur indifférence au visage ses soldats. La déambulation tranquille est gonflée d’un imaginaire guerrier en alerte. Une poubelle cache une bombe, une lumière clignotante un détonateur, un sac un colis suspect. Est-ce vrai est-ce faux ? Est-ce un piège toxique ou le prisme de notre peur ? On ne sait mais la patrouille en avançant – « on bouge !» est son leitmotiv - lui donne consistance.    

 

Notre sécurité est placée sous le regard de jeunes soldats qui cherchent dans l’armée de terre, une famille, une reconnaissance. Hommes aux liens familiaux instables, fuyants, empreints d’un désordre chronique, leur fragilité est palpable. Leurs liens amoureux se brisent aisément. Liens simplifiés par une vie de caserne qui offre malgré tout une camaraderie et une solidarité. L’armée offre une famille alternative. L’autorité virile leur apporte le cadre indispensable mais aussi les valeurs incarnées par des rituels (drapeau, hymne, gloire militaire…). L'institution fait office de grande famille où chacun a sa place. Mais n’est-ce pas un leurre ? Tout se passe comme si le passé ne comptant plus, seul un avenir angoissant venait s’y substituer. Au quotidien, les manœuvres répétitives consument le temps. L’homme est nu sous le lourd uniforme. Le danger fuit sans cesse devant lui. A force de fuir leur passé, comment ne pas sombrer dans une forme de paranoïa ? Avec quoi ont-il rendez vous ? Qu’attendent-ils, ces soldats au pas lents, au bout de leur longue marche ?     

 

Jusqu’au jour où tout explose. Une manifestation qui dégénère en émeute contre la police. Jets de grenades et de pierre. Pluie de coups échangés. Voilà que la panique assourdissante brouille les sommations d’usage. Le monde visible se déchire. La menace se fait violence. L’attaque tant attendue finit pas se produire. L’arme à feu est le dernier langage de la survie. Son pouvoir létal est de faire disparaître l’ennemi et de rétablir la paix sur son cadavre. Le voilà enfin ce monde du combat où il faut tuer pour ne pas être tué. Est-ce la gloire espérée ou la fin d’une longue attente ? Au bout du voyage, cet ennemi qu’ils cherchent partout sans le trouver, c’est à l’intérieur d’eux mêmes qu’il est entré, c’est là qu’il a creusé sa place. En frappant l'autre, je me frappe. En le blessant, je me tue. Ce rendez vous ultime, ils finissent par l’obtenir : c’est la figure de leur mort.       

 

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  Un triomphe, film d’Emmanuel Courcol, 2020

                                  ou comment donner sens à l’attente en prison ?   

               "On peut sur un texte dramatique greffer une  interprétation          clownesque, souligner par la farce le sens tragique d'une pièce. La lumière rend l'ombre plus obscure, l'ombre accentue la lumière"             

                                    (E. Ionesco, Notes et contre notes)

 

 

Un triomphe : la critique du film - CinéDweller

Un triomphe de Emmanuel Courcol (2019) - UniFrance

 

 

Guidé par un gardien, nous pénétrons dans une prison sur les pas d'un acteur un peu perdu dans sa vie. Il vient pour un atelier théâtre où cinq détenus doivent en six mois sous sa direction répéter la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot. Choix singulier tant cette pièce austère brille d’une lumière noire bien qu’émaillée de scènes burlesques. On y voit deux estropiés de la vie qui passent leur temps à attendre un certain Godot avec pour seul paysage un arbre décharné…

 

Donner sens à l'attente 

 

C’est vrai qu’en prison aussi le temps s’est figé et les décors absents. Nos détenus sont des experts de l’attente, attente de la sortie, des parloirs, de l’avocat, de la fin de peine… Alors pourquoi ne pas transcender ce savoir concret, le porter sur une scène, faire de ceux que nul n’attend plus des hommes capables d'être attendu, de faire bouger ce temps immobile. Improvisé metteur en scène, l'acteur va construire avec eux cette attente et lui donner sens. Pour l’un, ce sera renouer avec un fils qu’il a perdu de vue. Pour un autre, ce sera répondre à l’amour d’une femme. Un troisième voudra conquérir un langage qu'aucune éducation ne lui a offert ...

 

Le metteur en scène se bat pour obtenir des temps de répétition, contre la dispersion folle des détenus et leurs hésitations, contre sa propre corporation qui doute du projet… Voilà l’atelier théâtre pris au milieu d’un collectif instable, au jeu explosif et bavard qu’il faut jusqu’à l’épuisement toujours recadrer. D’éclats de voix en rixes émotionnelles, il s’approprie peu à peu ces identités sans boussoles. Il rudoie un jeune détenu illettré qui ne peut faire entrer dans sa voix le cri étranglé de Lucky. Il fera éclore le rire sans joie de Pozzo. Pris dans leur rôle, ces deux là semblent enchainés par une corde  comme les détenus sont rivés à leur passé commun. L’aventure est belle même si les gardiens la vivent mal. Pourquoi auraient-ils la vedette ? Ne sont ils pas des criminels qui purgent une peine ? Pourquoi ignorer d’où ils viennent ? 

 

Le succès est tel que leur spectacle est revendiqué par des scènes prestigieuses comme le Théâtre de l’Odéon. Cette gloire soudaine dépasse le modeste atelier théâtre. Le public rit beaucoup (trop) au spectacle mais on ne sait s’il s’attendrit au sketch de détenus qui jouent les clowns plutôt que d’interprètes du texte de Becket. Les deux branches du ciseau s’ouvrent démesurément jusqu’à ce qu’il se brise. Au sommet de leur gloire, le jour de la représentation à l’Odéon, la troupe se fait la belle. Et le metteur en scène orphelin de ses acteurs en est quitte pour raconter la belle histoire au public venu en masse.

 

Une fuite dans l'imaginaire 

 

Malgré tout, ce film généreux provoque un certain malaise. On y retrouve tous les clichés de la « bonne » prison : s’il nous raconte une belle histoire avec une évasion finale en apothéose, la montée de la gloire théâtrale de ces hommes tourne le dos à leur situation.  Elle s’y greffe comme un miroir d’illusions sans la transformer. La reconnaissance d’une prestation d’acteur avec strass et paillettes vaut moins pour eux que pour leur mentor en quête de reconnaissance et une directrice d’une prison au grand cœur (cf. photo, ci dessus).  Leur succès d’estime donne bonne conscience à la société fière de l’ouverture de ses prisons à la culture ; mais cette même société qui trouvait sympathique cette initiative trouvera tout à fait normal qu’ils soient sévèrement punis à la fin de leur cavale. Vers quoi d’autre cette ascension fulgurante pouvait elle mener ? Même s’ils ont pu porter sur eux un autre regard et se réhabiliter aux yeux de leurs proches, l’échec était programmé. L’aventure devait un jour finir et retomber lourdement sur leurs épaules. Comment ensuite trouver la force de reprendre le chemin autrement plus ingrat de la réinsertion ? 

 

L’évasion finale est la seule issue à la hauteur du rêve qu’ils ont vécu. Un moment d’une vie, fut-il exaltant, ne suffit pas à reconstruire une vie en lambeaux. Peut-être ont-ils été fiers d’eux-mêmes mais on comprend qu’ils redoutent la fin d’une entreprise aussi vertigineuse. Comment affronter les fouilles quotidiennes après cela ? Leur cellule ne sera-t-elle pas trop étouffante après un tel voyage ? « Depuis que j'ai connu l'art, ma cellule est une prison » dit un acteur du film des frères Taviani César doit mourir (2012) qui traite du même thème (cf. Les Cahiers de la Justice, 2013-1)  Le rêve (celui d’être un acteur) produit du rêve et secrète naturellement l’évasion. Devenus des célébrités malgré eux (et les réserves du juge), une fois l’aventure finie, la fracture identitaire devient béante. L'épreuve de la réinsertion paraît insurmontable. L’ivresse du spectacle les a emportés trop loin. Il aurait fallu un accompagnement socio-éducatif qui ne les dédouane pas du travail de réinsertion. Celui ci reste une lourde épreuve alors que le jeu d’acteur s’il ne s’inscrit pas dans cette démarche, s’il se borne à être un moment d’éblouissement, creuse l’écart avec la réalité de plus en plus rugueuse à étreindre. Au point qu’on ne voit plus comme issue que la fuite dans l’imaginaire, l’évasion, la cavale.

 

Bravo donc au metteur en scène pour avoir porté haut la dignité de ses hommes que la société veut oublier, que les institutions ont rejetés. Bravo aussi pour avoir combattu la prison comme cul-de-sac de la condition humaine. Mais qu’il réfléchisse pourquoi son projet finit ainsi. Où est « la belle histoire de résilience » que la presse a vu dans ce film ?  Où est « le dispositif théâtral d’insertion «  que la prison veut y voir ? Le metteur en scène sourit en s’excusant de leur dérobade à la veille du spectacle. Il sauve la face par son talent d’acteur qui peut-être relancera sa carrière en berne. Il se taille un beau succès en nous faisant croire qu’il leur a rendu le goût de la liberté. On voudrait croire à ce beau final. Mais pour reconstruire leur vie, pour contrôler la part sauvage qu’ils conservent en eux, ces hommes doivent prendre à bras le corps le sens de sa peine, rétablir une relation profondément brisée au monde. Ce qui est un travail autrement plus long et douloureux. Il n’est pas sur que le pessimisme radical de Beckett sous tendu par l’hypothèse de la disparition de l’homme – les deux personnages finiront par se pendre - soit le bon choix pour avancer sans cette voie. Même s’il reste l’humour et l’autodérision qui sauve le film… et ses personnages d’une fin annoncée.. 

 

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                                             Au nom des femmes. Le combat de Judith                                             Wood (Saint Judy), film de Sean Hanish, 2018.

 

Saint Judy (Original Motion Picture Score) by James T. Sale on Amazon Music Unlimited

 

« I won’t give up »

 

 

Il est rare qu’un film en dise autant sur la vision du droit dans un pays. Une lumière  franchement exaltée  se dégage du portrait de l’avocate Judith Wood vouée à la cause des réfugiés. Il faut dire qu’aux Etats-Unis, le droit est un espace de lutte plus qu’un dogme intangible. Il n’y rien de permanent en lui. Rien de fixé dans le marbre. Il suffit que l’énergie transformatrice des acteurs – les cause lawyers - soit portée avec obstination, volontarisme, charisme. C’est en tout cas ce que suggère ce film à travers la figure réelle et transposée de Judith Wood. Un indice : dès son entrée dans le film, au rythme d'un générique trépidant, on la voit pénétrer dans un palais de justice d’une démarche tranchante et sure. Un autre : sa devise « je ne lâcherai rien » (I won’t give up) gravée sur son panneau publicitaire. Un troisième : un gamin élevé seule bravement. Mère courage, avocate charitable, citoyenne exemplaire, le territoire de ses vertus est sans limites. Rien ne semble résister à son intrépidité.  Ni les brefs moments de déprime. Ni les factures qui s’accumulent sur son bureau. Ni les décisions défavorables des juges. Criblée de flèches tel un Saint Sébastien du barreau, « Saint Judy » (titre initial du film heureusement non conservé) avance en bombant le torse, en se jouant des obstacles, aussi belle que brave, aussi douce qu’impérieuse.

    

D’où vient une telle confiance ? Judy est une battante portée par la foi que toute une société met dans la justice. Quand elle entre dans la salle d’audience, elle prend possession d’un territoire dont elle a pu mesurer les points d’accès. A force de compulser les textes, les recueils de jurisprudence mais aussi de sonder les amitiés susceptibles de lui ouvrir la voie, la voilà prête.  Judith est sur le front, énergique et batailleuse. La voici à son poste. Tous les livres sont devant elle. Il suffit de les faire parler, de rendre vivants les droits qui y sont déposés au sens où le juge Stephen Breyer parlait de « démocratie active » en évoquant son rôle à la cour suprême.   

 

Il se dégage du film (fondé sur le parcours réel de Judith L. Wood, immigration attorney ou lawyer spécialiste de l’asile à Los Angeles), une incroyable confiance dans la justice – ici dans sa capacité de reconnaître l’asile politique pour une femme pakistanaise (Asefa). L’angélisme du film et son héroïsme en forme d’exaltation du rêve américain nous prend par la manche mais il ne faut pas en rester là. Quelque chose ici nous est raconté du récit du droit que se raconte ce peuple. Celui-ci peut ainsi écrire lui –même son destin au sens d'une communauté imaginée. Il suffit de voir la requérante, dossier en main, convaincre par son récit. On mesure l’empathie dont font preuve les magistrats. La volonté sans faille du lawyer de franchir tous les obstacles ira jusqu’au bout :  la comparution finale devant un juge ou un jury émanation du peuple américain.

 

Plusieurs scènes en témoignent : l’adhésion de la population locale lors de son installation dans leur quartier, la comparution devant le premier juge très attentif malgré son légalisme prudent, la longue attente devant la majestueuse cour fédérale… « Ici du moins je peux défendre mes droits » murmure Asefa (dans un sotto voce discrètement soutenu par un  crescendo de violon) devant le palais de pierre. Scène symboliquement forte car tout se passe comme si le bâtiment n’incarnait plus par ses emmarchements la mise à distance, voire l’écrasement, d’un peuple craintif comme on l’interprète souvent chez nous. Au contraire, on en gravit les marches, on y entre fièrement, on s’y installe à sa place.  La cour ouvre un chemin à la reconnaissance de leurs droits aux plus désafiliés. « Même la plus haute montagne a un chemin vers le sommet » dit le conte afghan lu en cachette par la petite fille que fut Asefa. En somme, l'appel à la justice sera toujours pour eux la scène d’un trial dont l’issue incertaine garantit une possible victoire.

 

Trial est un mot intraduisible. C’est une confrontation de preuves d'où la vérité peut éclater comme une évidence (evidence signifie preuve en droit américain). Voilà pourquoi dans ce film, la scène cruciale se produit en deux temps : en première instance, le fonctionnaire exhibe la signature du père de la requérante au bas de son ordre d’internement (attestant un différend familial non une persécution politique) ce qui entraine le rejet de la requête ; en deuxième instance, au contraire, la plaidoirie de Judith va produire un effet de vérité. Le militantisme au nom des droits de femmes sera enfin reconnu par le juge du 9ème district.  En sorte que la vérité n’est pas dans l’ordre de ce qui est écrit et déjà connu (une signature dans un dossier) mais dans ce qui arrive au cours d'un moment d'oralité : la décision viendra de cet « oracle des mœurs » comme on nomme  souvent la parole du juge. Le film trouve là sa clôture  en forme d’apothéose. A ceux qui doutent de leur système de justice, le triomphe de « ceux qui ne lâchent rien » apporte la meilleure des réponses. Tant il est vrai que le trial américain n’est en rien une confrontation avec le sacré (comme notre procès pénal) mais - au moins dans l'idéal - la mise en scène de la discussion qui invite le juge à rendre vivant les principes de la constitution.