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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2013

 

Voyage à Oradour-sur-Glane      

 

(Les Cahiers de la Justice, 2013/2)

 

« Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur.»

                                

Les familles du petit village d’Oradour-sur-Glane ont attendu longtemps qu’on rende justice à leurs morts à la suite du massacre de leur population par les troupes allemande le 10 juin 1944. Si le tribunal militaire de Bordeaux juge en 1953 21 exécutants de ce crime de guerre, une loi d’amnistie  en annule les effets. Ce déni de justice ouvre une longue période de ressentiment chez les victimes qui ne s’est dissipée qu’avec le temps. Aujourd’hui, comme l’auteur le constate au cours de sa visite à Oradour, le travail des historiens s’est substitué aux conflits de la mémoire. 

 

A vingt kilomètres au Nord Ouest de Limoges, à travers un paysage enneigé, nous arrivons avec une petite troupe d’étudiants à Oradour-sur-Glane.[1] La désolation et le froid accompagnent notre arrivée au muséedit « Centre de la mémoire » à l’entrée du village. Ambiance austère. Sobriété délibérée du site. Un panneau annonce : « Tombeau des martyrs ». Les rares visiteurs se font discrets.

 

Lors d’un bref film consacré au massacre, nous faisons connaissance avec l’époque, le contexte, les personnages de ce village détruit en 1944. On est frappé sur les images de voir ces guerriers nazis, sales sous leur uniforme, le visage noirci, donnant l’impression d’une horde en marche sous un déploiement de cartes d’état major.

 

Nous visitons par petits groupes l’ancien village d’Oradour laissé intact depuis sa destruction, accessible par un souterrain depuis le musée. Nous avançons au milieu d’un amas de bâtisses déchiquetées par un incendie et l’usure du temps (cf. photo ci-dessous). Nous sommes cernés par une forêt de signes qui évoquent le moment du massacre. Ici une voiture abandonnée. Là une stèle criblée de balles. Au coin des rues, des plaques avec les noms de métiers disparus : feuillardier, sabotier, charron… Partout l’invisible présence des morts. Sous un ciel assombri par ce fléau, le village apparaît tel qu’on a voulu qu’il restât : le squelette d’une cité perdue. Saisi par le spectacle d’une agonie inscrite dans la pierre, on songe au mot urbicide forgé pendant la guerre de l’ex Yougoslavie. Dans cette ruine urbaine sillonnée par les rails d’un ancien tramway, les groupes se dispersent, la visite devient errance, cheminement intérieur, prière peut-être. Notre voyage prend sens par les questions que ce spectacle de désolation suscite. Pourquoi un massacre d’une telle ampleur dont certains auteurs furent jugés en 1953 par un tribunal militaire ? Qui en sont les responsables ? Quel est le sens de la volonté de mémoire qui s’y manifeste ? Et qu’en reste-il aujourd’hui ? 

 


[1]Visite organisée par la Faculté libre de droit de Lille et l’Association française pour l’histoire de la justice. 

 

 

Que s’est-il passé ce jour du 10 juin 1944 ?

 

 L’ouverture d’archives aux historiens en France et en Allemagne permet d’avoir une version fiable des faits [1]. Le massacre a été perpétré par une compagnie de Waffen SS (200 hommes) qui a combattu sur de nombreux fronts notamment à l’Est de 1943 et 1944. Au début de 1944, elle est envoyée en France pour se reconstituer en recrutant de jeunes Alsaciens. Dans le Sud-Ouest, une nouvelle mission lui enjoint de réduire les maquis. En liaison avec la Gestapo et la Milice, un programme d’ « action brutale » est décidé en juin 1944 par l’état major allemand. Il met en œuvre le principe de la guerre totale appliqué sur le front de l’Est, ce qui veut dire pillage, incendie, meurtres de masse. Il s’agit en même temps de terroriser la population  et de discréditer la Résistance, cause alléguée de cette répression accrue. Nous sommes dans le contexte de la fin de guerre puisque le débarquement des Alliés a lieu le 6 juin. A la suite de nombreuses exactions, la ville de Tulle est frappée le 9 juin (99 pendaisons aux balcons de la ville) en représailles des attaques du maquis. 

 

Le massacre d’Oradour qui a lieu le 10 juin 1944 est d’une toute autre ampleur. En début d’après midi, les SS encerclent le village et rabattent la population sur la place centrale. Ils demandent au maire des otages ce qu’il refuse. Ils parquent les hommes dans des lieux clos (granges, notamment) puis les femmes et les enfants sont entassés dans l’église du village. Les hommes sont alors exécutés à l’arme automatique. Tous sont méthodiquement achevés d’une balle. L’église est ensuite incendiée avec des gaz de combat et des explosifs. Postées autour du bâtiment, les mitrailleuses abattent les femmes qui tentent de s’échapper. Une seule y parvint. Au total, il y aura 642 morts (dont un tiers environ d’enfants de moins de 14 ans) et cinq survivants parmi les hommes. Les jours suivants, une section SS procède au « nettoyage » : camouflage des cadavres carbonisés dans des fosses communes pour éviter l’identification des corps et dissimuler les traces. La fumée d’Oradour se voyait, dit-on, depuis Limoges.  

 

Dès la Libération, ces faits (qui avaient aussi du reste indigné certaines autorités du régime de Vichy) apparaissent comme l’exemple d’un massacre de population civile en Europe de l’Ouest. Le gouvernement provisoire de la République décide le 28 novembre 1944 que les ruines seront conservées en l’état et envisage de créer une nécropole. De Gaulle qui se rend sur les lieux en mars 1945 reconnaît « un symbole des malheurs de la patrie ». Un nouveau village commence à être reconstruit en 1946 non loin des ruines. L’usage d’un vocabulaire religieux est omniprésent dans un discours politique qui veut ouvrir aux « pèlerins » français ou étrangers ce  «village martyr » dont les « reliques » figurent dans une crypte.  Ce consensus patriotique ne va pas durer longtemps. Un évènement va le briser net : le procès des auteurs du massacre.

 

Le procès du tribunal militaire de Bordeaux (12 janvier-14 février 1953)

 

 

Pour faire mémoire, il faut en effet rendre justice aux victimes. Le procès des membres de la division  Das Reich  se tiendra au tribunal militaire de  Bordeaux plus de 8 ans après les faits. Loin du palais de justice, dans une caserne où l’on a installé une salle d’audience minuscule (cf. photos de 4ème de couverture), 21 accusés comparaissent (7 Allemands et 14 Français). Parmi eux, aucun responsable nazi. Les uns sont mort comme Otto Dickmann qui dirigeait l’opération. Les autres se cachèrent longtemps dans les zones d’occupation de l’Allemagne. C’est ainsi que le commandant de la division Das Reich le général Lammerding rentra chez lui à Dusseldorf sans être inquiété. Seul le jeune officier Heinz Barth fut jugé et condamné à la prison à vie à Berlin Est en 1983[2].

 

 

Si l’instruction du procès de Bordeaux fut longue, c’est à cause d’un débat franco-français : fallait-il juger les  Alsaciens incorporés de force qui ont pris part au massacre ? Devant les réticences des tribunaux et des élus de leur région, une loi d’exception en 1948 instaure une responsabilité collective avec effet rétroactif permettant d’inclure les 12 jeunes gens qu’on appellera  les « malgré nous ». Le tribunal militaire (présidé par un magistrat professionnel est composé de 7 officiers dont le procureur) a le mérite de cerner les responsabilités avec précision grâce aux témoignages des survivants et aux archives.

 

La plume de Jean Marc Theolleyre, chroniqueur judiciaire pour le journal Le Monde,  en garde une trace fidèle. On y fit lecture des noms des victimes devant des accusés debout. On entendit ces paroles de l’unique rescapée de l’église : « Je suis le témoin sacré. Je suis sortie du four crématoire. Je demande que justice soit faite avec l’aide de Dieu » [3]. On expliqua l’engrenage du crime de masse fruit de l’obéissance aux ordres et d’une assurance d’impunité. On y fit comprendre aussi qu’un même « frisson d’humanité » unit les paysans alsaciens (auteurs) et les paysans limousins (victimes) par delà le crime de guerre. On entendit, en fin d’audience, quelques regrets, sur injonction du président, comme si ces hommes devaient se réhumaniser ensemble : « J’aime voir, dit-il,  que la formation nazie n’a pas réussi à éteindre en eux complètement toute humanité » [4]. Ainsi, par la cérémonie judiciaire, l’évènement sort de l’infigurable pour prendre sens dans un récit [5]. Le verdict n’eut aucune indulgence : tous sont déclarés coupables, deux condamnés à mort et les autres à des peines plus ou moins lourdes (entre huit à cinq ans) selon leur degré de responsabilité.

 

A peine ce verdict rendu, le Parlement vote une loi d’amnistie pour tous les Alsaciens condamnés qui seront aussitôt libérés [6]. Le procès de Bordeaux marque ainsi une césure : du fait de l’amnistie, non seulement il brise le travail de la mémoire engagé en 1945 mais il installe dans le paysage national une concurrence des victimes. Au lieu de réunir le pays, il le divise. Alors qu’il aurait du amener la paix dans la nation, il la plonge dans une guerre des mémoires.  Il lègue une dette impayée que les rescapés du massacre réclameront en vain au nom de leurs morts. La  priorité donnée à la raison d’Etat conduit à oublier les victimes d’une pauvre région au profit d’une autre plus riche, plus peuplée et sans doute aussi plus efficacement représentée au niveau national. Telle est du moins la perception de cette amnistie dont les traces sont encore sensibles aujourd’hui.                

 

C’est ainsi que le massacre d’Oradour restera focalisé sur la fracture de la mémoire française. Chacun se réclame d’une singularité victimaire fondée sur un mal fondateur. Pour les Alsaciens solidaires des incorporés de force, c’est l’accusation qui est injuste ; pour les rescapés d’Oradour et leurs familles, c’est le déni de justice qui est inacceptable.  En voulant dépasser cette image de division, à l’inverse du procès qui s’y était confronté, l’amnistie manque son objet. Dès lors, chacun revendique la place de la victime. Le procès restera le drame des faux coupables (les « malgré nous ») au point d’occulter celui des familles stigmatisées. Soixante dix ans après le massacre, les tribunaux tranchent encore cette querelle. Dès lors que justice ne leur pas été rendue, les porte parole des victimes ne cessent de se tourner vers la justice pour obtenir une reconnaissance [7]. Tout se passe comme si la quête de réhabilitation morale des morts exigeait le maintien du statut de plaignant. On garde le sentiment d’une défaillance qui laisse en héritage une dette dont la justice ne cesse d’être débitrice.

 


[1] Voir notamment Sarah Farmer Oradour : arrêt sur mémoire, Perrin, 2007 coll. Tempus et Jean Jacques Fouché, Oradour, Liana levi, 2001. 

[2]Sarah Palmer, Oradour, op. cit. p.  67.

[3] Jean Marc Theolleyre, Procès d’après guerre, La Découverte-Le Monde, 1985  p. 153

[4] Le Monde. Les Grand procès, 1944-2012, Pockett, 2012, p. 146

[5] Même s’il n’y pas eu de réponses précises à certaines questions (Pourquoi ce massacre ? pourquoi à Oradour ? Qui a donné les ordres ?) auxquelles tente de répondre le juriste américain, Douglas W Hawes, Oradour, The Final Verdict, Indiana (US), 2007.  

[6] Les condamnations tombent le 13 février 1953. La loi d’amnistie est votée à l’Assemblée nationale le 19 février au profit des Alsaciens. Ils sont libérés le 23 février. Les deux condamnés à mort seront graciés par le président de la République. Voir Le Monde Les grands procès, p.125 etss.       

[7] Comme le montre la condamnation récente (12 septembre 2012) par la cour d’appel de Colmar à la demande de l’Association des évadés et incorporés de force des Haut et bas Rhin (ADEIF) du récit d’un rescapé qui remettait en cause le statut des « malgré nous » qualifié de « volontaires », G. Châtain et B. Hopquin, Le Monde 19 février 2013.      

Photo Maurice Peyrot 

Crime de guerre ou crime contre l’humanité ?

 

Si on regarde les faits hors du prisme mémoriel, une question préalable se pose aujourd’hui : comment les nommer  ou, en termes juridique, comment les qualifier ? Crime de guerre ? « Massacre génocidaire » ? [1]A Oradour, la frontière devient floue. Les autres exécutions massives - comme celui de Chateaubriand (1941), d’Asq ou de Tulle (1944) – restent liés à la notion de représailles. Le massacre d’Oradour – c’est peut-être pour cela qu’il reste unique dans la mémoire française -  évoque les deux temps d’un acte d’extermination : la chambre à gaz par la présence de produits asphyxiants pour tuer les captifs de l’église ; le four crématoire par la volonté de mettre le feu au village entier. En raison de climat de profanation, on ne peut pas lui comparer les autres  massacre de l’été 1944 - Mouleydier et Mussidan en Dordogne, Dordan (Jura), La Bresse (Vosges) - sauf peut-être  Maillé (Touraine) où il y eu 124 victimes même si  ce village ne conserve ni les traces du massacre, ni le culte de la mémoire comme Oradour.    

 

En réalité, l’histoire du crime de guerre est enchevêtrée dans celui du crime contre l’humanité. A Nuremberg, celui-ci fut simplement ajouté en codicille du premier.  Nul ne pense plus que la guerre se fait entre soldats séparés par un champ de bataille selon les règles du jus belli. A partir du moment où les guerres du XXème siècle font en majorité des victimes civiles et deviennent radicales, leur objet stratégique devient l’élimination.  L’Allemagne nazie a produit des « guerriers idéologiques » programmés pour éliminer les ennemis « judéo-bolcheviques » incarnant une humanité inférieure. On tue sur un axe vertical de l’obéissance au chef et sur un axe horizontal de l’appartenance à un groupe. L’autorité des pairs et des maîtres est, selon Jacques Semelin,  le pivot du « dispositif de bascule du meurtre de masse » [2]. Tout laisse à penser qu’un tel schéma a fonctionné à Oradour.

 

Le droit n’accepte pas toujours cette approche. En France, toute enquête sur des  crimes de guerre se prescrit désormais 30 ans après les faits [3]. A l’inverse, pour la justice allemande – dont par ailleurs l’échec de la dénazification n’est pas contesté - les crimes de guerre  sont imprescriptibles [4].  Elle adopte la « jurisprudence Demjanjuk » selon laquelle un homme peut être condamné pour le seul fait d’avoir été employé dans un camp de concentration même s’il n’y a pas de preuves matérielles. Avec une extension infinie des poursuites et un critère de preuve aussi large, l’Allemagne se distingue de la France. Chez nous, la parenté de tels crimes de guerre avec le crime contre l’humanité n’est pas reconnue juridiquement même si elle est moins tranchée dans les faits et les représentations. Le massacre indifférencié et planifié du village d’Oradour apparaît comme une transposition des massacres commis à l’Est (shoah par balles) contre les populations juives, polonaises et russes. Il se présente comme une migration du prisme génocidaire. A ce moment de la guerre (10 juin 1944) peu de temps après le débarquement allié, alors que l’Allemagne est épuisée par l’effort de guerre et que les coups portés par le maquis sont terribles, Oradour incarne le geste de la toute puissance de l’extermination.

 

Nous ne sommes plus dans le crime de guerre (représailles sur les otages) mais, à l’échelle d’un village, dans un meurtre de masse « à structure génocidaire » (Y. Ternon).  Le but est sans doute plus de terroriser que d’exterminer mais le moyen d’y parvenir est planifié et le résultat est le même : un meurtre de masse. Certains crimes de guerre particulièrement graves, massifs et indifférenciés devraient sans doute rester imprescriptibles. Le droit et la morale se rejoignent sur cette frontière au risque, pour certains, d’une « moralisation du droit » [5] .   

 

Dans de tels cas, le procès ne confronte pas seulement l’acte d’un homme avec  la loi. La cité est confronté à son passé et la victime à son bourreau. Dans ce registre, le droit pénal a de faibles capacités transitionnelles au sens d’une aptitude des institutions démocratiques à jeter les bases d’un nouveau contrat social. Outre sa paralysie  par la loi, on l’a vu, la justice est ici doublement limitée : non seulement ses sanctions sont faussées en raison de la double appartenance des accusés au camp des coupables et à ceux des victimes ; mais les véritables victimes n’ont eu droit ni à une vraie justice ni à réparation [6].  

 

Qui écrit l’histoire ?

 

L’occultation de la justice par la loi est un autre enseignement de ce procès. Qui écrit le récit national dans notre pays si ce n’est le politique ? Qui sélectionne les personnages dignes de figurer dans le récit officiel ? Et qui écrit le droit si ce n’est le législateur ? Le récit politique est omniprésent dans cette affaire qu’il oriente de bout en bout. Sans doute - et c’est pour cela qu’il s’y engage - il a la légitimité démocratique pour le faire alors que la justice en est dépourvue. Si elle seule peut se prévaloir de défendre la mémoire des victimes, elle cède devant les priorités définies par la loi. En l’occurrence, elle n’a pas pesé bien lourd quand il s’est agi de présenter un récit national unifié. Le récit judiciaire parce qu’il fait place aux points de vue minoritaires menace le récit politique qui revendique d’écrire seul l’histoire. La version officielle peut aisément imposer ce refoulement tant qu’elle est partagée. Si ce n’est pas le cas, elle doit maîtriser ou disqualifier la pulsion narratrice des mémoires insatisfaites.      

 

Le procès de Bordeaux a ceci de particulier en effet qu’il témoigne de trois interventions directes du politique dans le cours même de la justice. A la loi de 1948 qui permet rétroactivement de juger les Alsaciens au nom de la responsabilité collective répond une autre loi de 1953 qui, en plein procès, permet de disjoindre leur jugement de celui des Allemands. Cette loi d’application directe, au rebours de celle de 1948, rétablit la culpabilité personnelle avant que la loi d’amnistie, troisième intervention, n’efface les condamnations qui viennent d’être prononcées. Pour les hommes des années 1950, le besoin d’oubli est sans doute indispensable sans qu’ils en mesurent le prix à payer [7]. 

 

Dans le procès, au contraire, le réel s’impose. Son but est de dire les faits dans le détail pour restaurer la part de vérité qu’ils contiennent. Les mots du droit, le rituel, les modes de réparation, les propos du président, tout cela prend sens dans la relation aux faits. Ce récit annule symboliquement le crime. Il est le pivot d’une inversion morale : les bourreaux deviennent des accusés, la vérité est établie contre le mensonge, la culpabilité et la peine se substituent à l’impunité. Le procès individualise les responsabilités au plus prés d’une vérité élucidée au fur et à mesure que sa démarche progresse.  C’est un équilibre imparfait certes mais qui seul peut clôturer l’interaction violente du crime. C’est une forme de réparation nécessaire pour une société qui veut continuer à vivre ensemble. Il met en évidence une dette dont les coupables réalisent – ou devraient réaliser - qu’ils doivent s’acquitter envers les  victimes.  

 

La loi d’amnistie cherche, à l’inverse, un récit national unifié au détriment de la réalité. Elle fait vivre le mythe d’une nation de Résistants qui ne se brisera qu’à partir de 1970 avec le film Le Chagrin et la pitié puis les travaux de Robert Paxton sur Vichy avant que le procès Papon (1998) poursuive le questionnement [8]. Et c’est seulement le 16 juillet 1995 que Jacques CHIRAC, président de la République, lors de la commémoration des rafles du Vél d'hiv', assume une rupture générationnelle en affirmant que « l'Etat français a, ce jour-là commis l'irréparable ». Rien dans les années 1950, en revanche, ne devait contredire le besoin de réconcilier les hommes autour d’un avenir commun.

 

Mais surtout l’amnistie redouble le déni du crime par les bourreaux. Elle prolonge la démarche négationniste entamée sur la scène de crime puisque après le massacre,  les soldats de la division Das Reich ont tenté de camoufler les corps calcinés. Le déni du crime d’Oradour rejoint  la volonté des bourreaux d’échapper au monde de la preuve. En rendant le crime improuvable puis en effaçant les condamnations des auteurs, on cimente l’impunité qui a présidé à sa réalisation. Grâce à la fiction juridique de l’amnistie, le paiement de la dette que symbolise la peine est annulée et avec elle l’opération de reconstruction de la justice. L’oubli est-il venu ? Nullement. Les blessures sont toujours là. Pire : le besoin de reconnaissance est accru par la négation. 

    

Comment faire le deuil ? 

 

Voilà pourquoi, contre ce déni de justice, la mémoire a envahi les lieux en y inscrivant son récit subversif.   Après le procès de Bordeaux, en effet, la mémoire du village, instrumentalisée il est vrai par le Parti communiste, va en effet tenter de subvertir le grand récit officiel. Les familles des victimes renvoient les médailles de Légion d’honneur ou de Croix de guerre qui leur furent décernées. Pendant longtemps, il n’y a pas eu d’arbres plantés à Oradour. Les représentants du gouvernement ne sont plus invités aux commémorations du 10 juin.  Et surtout un ossuaire surplombé par une colonne est édifié par la commune dans le cimetière d’Oradour à bonne distance du monument officiel. Longtemps y furent affichés le nom de tous les députés qui ont voté l’amnistie ce qui provoquera nombre de protestations auprès du Ministre de l’Intérieur.  Malgré cela, ces listes nominatives seront maintenues jusqu’en 1965.  « Pour les survivants du massacre, c’est le cimetière et non les ruines qui marque le deuil. [A l’inverse], les ruines sont le lieu d’une commémoration par l’Etat d’une mort collective anonyme » [9].

 

En somme, l’attente de reconnaissance a trouvé dans cette insurrection de la mémoire l’énergie pour reconstruire une identité collective niée. Là encore, comme pour la qualification du crime d’Oradour, la parenté avec la Shoah est frappante. On retrouve le même refus de reconnaissance des déportés juifs après la guerre. Non seulement, la Shoah  apparaît peu lors du procès de Nuremberg mais les Juifs ne furent pas mentionnés explicitement dans les monuments commémoratifs dédiés aux victimes du IIIème Reich. Ce n’est que plus tard que le stigmate sera effacé et même inversé : loin d’être honteux, le fait d’être survivant est devenu un titre digne d’être revendiqué. Il en est de même pour les survivants du crime de masse d’Oradour  S’ils estiment qu’il ne leur est pas rendu justice, ils n’ont d’autre choix que de prendre en main leur propre entreprise de réhabilitation.         

 

Comment faire mieux comprendre, à travers ces actes subversifs, que la mémoire fut trahie ? Que la justice ne compte pour rien malgré le peuple au nom de laquelle elle est prononcée ? Que sa particularité doit être sacrifiée au regard d’exigences nationales présumées plus hautes ? La souveraineté de la loi a  supprimé la vérité judiciaire mais n’est pas venue à bout de la quête narrative de la mémoire victimaire. Celle-ci se fonde sur l’idée, pour partie irréelle, que le crime devienne une réalité morale aux yeux de son auteur lui-même. S’il en est déchargé, si l’impunité lui est offerte, la justice cesse de porter la vérité morale de l’acte incriminé. Sans cette reconnaissance, la victime ne peut plus investir un lien de confiance dans le monde [10].

 

Il ne lui reste plus alors qu’à faire le deuil de cette fausse justice, de manifester son désaccord, de chercher au-delà du mauvais partage quelle a opéré. On apprend à Oradour que le village a longtemps vécu dans une mémoire silencieuse. Naturellement les historiens et les associations ont travaillé pour maintenir la flamme du souvenir vivante. Par delà une scène nationale unifiée dans une vérité scellée par la volonté politique, il fallut qu’une poignée de rescapés partent chercher ailleurs la réponse au déni de justice. C’est ainsi que l’histoire a pris le relais de la mémoire.

 

Un voyage comme le nôtre s’apparente à un passage de témoin. On quitte ce village, à la nuit tombante, avec le sentiment  qu’on arrive au bout du long chemin parcouru par cette mémoire blessée. D’autres sans doute feront le voyage demain. Des générations nouvelles reviendront sur ces lieux consacrés. Tous feront comme nous le constat que la flamme de la mémoire s’est transfigurée. Soixante dix ans après, un récit plus serein et distancié prend sa place. L’histoire reprend ses droits depuis qu’en 1999, un Centre de la mémoire met à la disposition du public une analyse des faits dans une exposition permanente [11]. C’est le fil de l’histoire qui relie désormais notre présent au passé. Un symbole est là pour nous le dire : notre montée vers le village s’effectue exclusivement  par le passage souterrain qui le relie au musée. Avec l’extinction des passions, vient le filtre plus froid mais plus apaisant des archives. Peut-être l’échec d’une justice transitionnelle en 1953, est-il ainsi dépassé aujourd’hui où ce 10 juin 1944 devient un moment de notre  d’histoire ? Le temps de la connaissance supplante celui de la reconnaissance exigée par la mémoire. L’accès à l’histoire transcende pacifiquement le désaccord entre la perspective nationale et les ressentiments individuels. C’est désormais le musée et lui seul - et non les mémoires concurrentes  - qui fait le récit du massacre.    

  


[1] Au sens où l’entend Yves Ternon : non un génocide (destruction programmée d’un groupe humain) mais massacre collectif  qui reproduit sa « structure génocidaire » (condition d’exécution, similitude des techniques, plan concerté…), L’Etat criminel, Les génocides au XXème siècle, Seuil, 1995, p. 91-92  

[2] Jacques Semelin, Purifier et détruire, Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005, p. 307 etss.

[3] La loi du 9 août 2010 portant adaptation au statut de la Cour pénale internationale a porté cette prescription de 10 à 30 ans car, lit-on dans les travaux préparatoire, il faut conserver un caractère exceptionnel au crime contre l’humanité. La « jurisprudence Demjanjuk » porte le nom du gardien urkrainien du camp de Sobibor jugé à Munich en 2011 où il est condamné à 5 ans d’emprisonnement peu avant de mourir.       

[4]Voir le parcours spectaculaire d’un dirigeant nazi après la guerre, « Werner Best (1903-1989) Itinéraire d’un nazi », in Les Cahiers de la justice, « Après Nuremberg : les autres procès du nazisme », 2012/3.   

[5]Kora Andrieu, La justice transitionnelle, Folio essais, p. 341 et ss.

[6]La constitution de partie civile n’est pas prévue devant le tribunal militaire. La loi d’amnistie l’a confirmé pour l’avenir.  « Les droits des tiers ne pourront faire l’objet d’aucune action devant les tribunaux  civils à l’encontre des auteurs d’actes amnistiés », Article 2 de la loi d’amnistie n° 53-112 du 20 février 1953. 

[7] Voir Jean-Paul Jean, « J-M Theolleyre, l’observateur engagé » in La chronique judiciaire. Mille ans d’histoire, Histoire de la justice, La Documentation française, 2010, p. 119 et ss. 

[8] Voir dans ce dossier l’article de Jean Massot.

[9] Sarah Palmer, op. cit, p. 149

[10] Voir Jean Michel Chaumont, La concurrence des victimes, La Découverte, 1997, p. 336 et ss.

[11]Pascal Plas, « Oradour, genèse d’un lieu de mémoire », in La mémoire et le crime (M. Danti-Juan, dir), Cujas, 2011, p. 251 etss.

 

Photo Maurice Peyrot