Partagez votre site

       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

D’une emprise à l’autre. Les Filles d’Olfa, film tunisien, de Kaouther Ben Hania (2022)

 

 

 

 

Dans le scénario des Filles d’Olfa, on retrouve le schéma du glissement progressif d’adolescents vers l’emprise djihadiste. Que nous propose-t-il ? Une famille tunisienne au temps de la chute du régime de Ben Ali. Temps de la période trouble de la montée de l’islamisme après l’épisode du printemps arabe. Personnage central, Olfa la mère est femme de ménage. Mariée de force, elle frappe son mari la nuit de noces en se refusant à lui. Géniteur occasionnel, il disparait vite de la scène familiale. Mère régnante, omniprésente, possédée par une mentalité ultra-patriarcale. Quatre filles en fusion sous sa coupe souriante et cruelle. « Mes filles », répète-t-elle, repue de baisers en posant face caméra au centre d’un babillage incessant. Le bloc mère/filles est insécable. C'est un cercle fermé. Aucune parentèle autour d’elles. Les hommes sont des fantoches (significativement, le même acteur joue les rôles du père, de l’amant et du policier). L’école est absente, nul n’en parle. 

 

Le film ? Presque deux heures de jactance exubérante. Quatre filles aux dents d’une blancheur éclatante caquettent, rient, pleurent. Elles se taisent ensemble, elles pleurent ensemble, elles rient ensemble. Cette fratrie est une ruche bourdonnante. Au bout de bavardages interminables, de ces éclats de rire et de larmes, vient pour ces adolescentes la sortie de la bulle maternelle. Un amant de la mère quelque peu désaxé abuse des ainées. Sans doute les a-t-il agressées. On le voit arrêté et incarcéré, quelques larmes sont versées mais l’allusion au viol reste périphérique. 

 

La relation en miroir mère /filles se recompose avec d’autant plus de force. Stupeur. Voilà que les deux ainées s’affranchissent, se teignent les cheveux, se maquillent et s’épilent les jambes.  Scandale ! La hantise maternelle du sexe resurgit à moins que ce soit la peur de la dépossession. La mère roue de coups la rebelle avec autant d’ardeur qu’une minute avant elle la comblait de baisers.  Le fard et le sang coulent sur son visage. Le corps marqué. Le miroir brisé.  

 

La propagande de la mosquée se répand. Le voile jadis interdit redevient à la mode dans le quartier. Les filles en jouent et s’en amusent au début. On pose ensemble avec le voile, on se regarde, on rit, on adopte la nouvelle mode. Revêtues du jilbab (tunique sombre) et du niqab (voile noir sur le visage), elles se piquent au jeu (cf. image ci-dessus). Mais ce qui est déguisement devient vite nouvelle identité. Les prédicateurs s’emparent de ces proies faciles… et le basculement se produit. Le voile devient l’arme des filles contre la toute-puissance maternelle. Elles deviennent méconnaissables. Sont-elles encore ses filles, ces créatures sans visage et sans corps ?  Ces prêtresses hautaines dictent leur loi du haut de quelques préceptes glanés à la mosquée ou sur le Web.  Bientôt une des filles disparait.  Désemparée, la mère cherche un appui au commissariat  (le policier est joué par l’acteur qui incarnait le père) mais il se révèle inconsistant. Comment s'en étonner ? 

 

Mais de cette révolte elles en sont vite dépossédées. Voilées de la tête aux pieds, elles passent sous le contrôle de leur nouvelle famille. Les deux ainées disparaissent happée par le torrent logorrhéique des prédicateurs qui font d’elle les futures femmes de martyrs. Un monde nouveau s’ouvre devant elle. Une vie de femme longtemps rêvée les attend. Comment ne pas céder à cette promesse de gloire ? Libérées de l’emprise de leur mère, élues pour sauver le monde de l’impiété, elles grandissent enfin. L’une d’elle mariée à un émir aura un enfant. Placées en foyer, les deux cadettes disent y vivre le meilleur moment de leur vie tandis que leurs sœurs seront enfermées en Lybie : la marque de la domination pour les unes et l'esquisse d'une liberté pour les autres.