Retour à Paris (film d’Alice Winocour, 2022)
« C’est à nous de déblayer les nuages »
Quand on dit le mot résilience on n’a rien dit alors qu’on croit avoir tout dit. Pour comprendre ce qu’il recèle, il faut entrer dans les parcours de vie, les suivre au plus près de leurs errements. Une attaque est une effraction dans l’intime qui s’imprime en nous, nous dépossède de notre vie d’avant, nous propulse dans l’inconnu. Cette confrontation brutale au mal nous fait basculer dans un ailleurs, exige une métanoia, que chacun assume comme il le peut.
Dans le film d’Alice Winocour, le personnage de Mia est victime d’un attentat. Figée dans sa combinaison de motarde tout au long du film, elle reste pétrifiée, amnésique, comme immobilisée (cf. photo). Sa vie semble celle d’un somnambule à la recherche d’un équilibre à tâtons dans le brouillard de sa mémoire. Au fur et à mesure qu’elle avance dans cette direction, c’est vers sa vita nova qu’elle se dirige sans trop le savoir. Le scenario est construit en chiasme entre l’effondrement progressif de sa vie d’avant et la lente construction de sa vie d’après. Il lui faudra délaisser des amies, s’éloigner de son compagnon … aimer la compagnie silencieuse de chats et affronter la vie oublieuse. Ce n’est pas un enfermement en soi mais une étreinte mélancolique. L’attaque a fendu sa vie en deux, en sorte que sa vie d’avant se déroule en son absence (comme « une robe que je ne peux plus mettre »écrit Charlotte Delbo). Tout se passe comme si elle était jetée hors d’elle-même, dans un no mans land, comme suspendue dans le vide.
La reconstruction opère presque chirurgicalement au plus près du lieu où tout est arrivé : qu’ai-je fait ce soir-là ? Pourquoi étais-je là ? Qui était là avec moi ? Quel est cet homme qui m’a tenu la main ? Elle navigue autour cette béance pour y chercher une issue. Ai-je fui dans un local comme on le dit ? C’est au vif de la blessure qu’il faut chercher la vérité qui se dérobe. Il s’agit moins à ce stade de construire un récit (cela viendra plus tard) que de chercher à remettre du lien au milieu du chaos qui m’a envahi.
C’est alors qu’elle va reconstituer le geste qui a brillé comme une petite lumière invincible dans la nuit la plus noire et tirer ce fil salvateur jusqu’au bout. Ce geste c’est la main d’un homme qui l’a tenue pendant l’attaque. Mais comment le retrouver ? Comment retrouver au lieu même de sa négation ce partage qui sauve ? C’est ce désir qui la met en mouvement. C’est la compagnie de ses nouveaux frères et sœurs de malheur qui l’aide. C’est la recherche patiente des indices permettant de reconstruire ce bloc d’abime qui fait sens pour elle. Mieux : sa vie, sa vie toute entière se résume à cette recherche jamais découragée malgré les échecs.
Insensiblement, sa vie sociale pivote avec son avancée : les lieux de Paris se résument au café de l’attaque, ses amies deviennent ses compagnes de détresse, son compagnon s’efface au profit d’un garçon blessé comme elle, les sites de Paris sont les lieux même de sa quête (elle rencontre le travailleur sénégalais qui lui avait tenu la main dans le local devant la tour Effel…). Autour d’elle, les amies d’avant ne comprennent pas son mutisme, lui demandent de se secouer, qu’elle a eu de la « chance » n’étant pas blessée. Jusqu’à ce qu’elles se détournent d’elle à moins qu’elle décide de le quitter sans que ce retrait signifie un choix de la solitude.
Au contraire, ce chiasme narratif débouchera sur une issue lumineuse. Il montre l’efficacité du collectif de soutien dans ces parcours. Chacun, en aidant l’autre, se rend capable. C’est un collectif sans antériorité qui n’est ni religieux, ni professionnel, qui doit de lui-même inventer son fonctionnement. Rien d’autre ne le précède que la catastrophe. Il se bâtit avec un groupe Face Book, une association et des visites sur les lieux. Le groupe d’entraide forme une enveloppe sociétale qui protège et aide. Mia ne se rend pas compte que son attitude tisse gestes après gestes de sa nouvelle vie.
Une jeune fille qui a perdu ses parents lors de l’attaque est inconsolable. Elle aussi se cherche mais son voyage est immobile : à partir d’une carte postale retrouvée dans leurs affaires (un fragment des Nymphéas de Monet visitée le jour même par ses parents) elle se plonge dans cette immense tableau au musée de l’Orangerie comme si elle pouvait entrer en communication spirituelle avec eux à travers ces nuages de couleurs. Je regarde ce tableau comme eux l’ont fait et ainsi par la pensée je suis encore avec eux qui ne sont plus. « Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et nous crions sans cesse après le soleil qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer les nuages » (G. Sand à G. Flaubert malade, deux ans avant sa mort, lettre du 8 décembre 1874). Faute de n’avoir pu comme Mia inventer un parcours qui la mette sur la voie de sa vie nouvelle en reliant bout à bout les fragments épars de sa mémoire, elle reste fixée sur un appel désespéré aux morts. Sa solitude amplifie toujours le malheur et la peine. Son appel ne s’appuie plus sur l’immense tradition du rituel funéraire au cœur de toutes les religions. Aucun Dieu consolateur ne vient auprès d’elle. L’homme (ou ici la femme) de nos sociétés sécularisées n’a pas d’autre choix que d’inventer ses rituels propres. Les individus sont plus affranchis mais cette liberté est nue devant une épreuve aussi frontale.
Voilà pourquoi nous devons inventer des ressources (aide thérapeutique, groupes de parole, audiences judicaires, commémorations, musée…) capables de ritualiser la désolation en l’inscrivant dans notre mémoire. Pour Mia, la main de cet employé sénégalais du restaurant est un peu la main de Dieu « les âmes des justes sont dans la main de Dieu… » (Le livre de la sagesse) au sens d’un monument de dignité au milieu du chaos de ce monde.