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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

De L’Etranger (A. Camus) à Meursault contre-enquête (K.Daoud) 

 La rencontre avec Antoine Lyon Caen et Quentin Urban à l’IEJ de Strasbourg sur les romans de Camus et Daoud ("Aux marges de la justice" le 15 septembre) m’a conduit à préciser les zones de rencontre de ces deux récits qui s'entremêlent.

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Le narrateur de Daoud est Haroun frère de Moussa, nom donné à l’Arabe que Meursault abat sur la plage de cinq coups de révolver dans l’Etranger. Il est au crépuscule de sa vie et raconte dans un bar à un interlocuteur (un peu à la manière de Clamence le personnage de La Chute de Camus) son histoire liée à ce frère mort. Haroun se définit dans une opposition à ce romancier qui ne nomme pas les Arabes (et surtout son frère) ce qui lui laisse un ressentiment : « il avait un nom d’homme ; mon frère celui d’un accident » ; aucun nom, aucun droit ; « il aurait au moins pu l’appeler comme Robinson Vendredi ». Voilà pourquoi je parle à mon tour, dit-il. Mais le Français, Meursault, n’a pas de prénom dans le roman. Son état civil est mutilé. Il n’a aucun ancrage familial connu. Son père a disparu. Après la mort de sa mère, il reste seul. Si le roman de Daoud est le récit d’un personnage oublié sciemment par l’auteur, le personnage de Camus est lui-même transparent, une pierre promenée au gré du vent, un homme « désaffilié ». Les deux protagonistes ne sont pas à l’opposé. Ils sont jumeaux.

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La figure de la mère, omniprésente dans les deux romans, les rapproche. Meursault, n’a jusqu’à sa mort que sa mère comme famille. Une mère discrète, pudique, silencieuse comme toutes les mères camusiennes. Tout laisse à penser que le fils et la mère se parlaient peu. Ils fusionnent, voilà pourquoi il ne connait pas son âge (ce qui sera un élément à charge lors de son procès). Avec sa disparition, c’est le vide, la dépression peut-être. Devant lui pas de projet (quand Marie, sa compagne, lui propose le mariage, il répond que « ça lui est égal »). Il passe ses dimanches à fumer sur le balcon. Il n’a aucune ambition professionnelle. Cet homme sans passé ne peut avoir d’avenir.  

Haroun est lui aussi un célibataire sous l’emprise totale de sa mère M’ma. Les deux hommes à leur manière sont ce que la psychanalyse appelle des « fils-amants », c’est-à-dire qu’ils sont si collés à leur mère qu’ils sont indisponibles à tout autre engagement affectif.  « Nous naissons séparés sauf de la mère » écrit Camus dans les Carnets. Pour Haroun c’est assez évident : c’est M’ma qui, telle une Erynnie (déesse grecque de la vengeance de sang) armera son bras pour venger Moussa son frère adoré et tué par un Français. Pour Meursault, la perte de sa mère le plonge dans le vide ; quand il fait le bilan de sa vie en détention, avant d’être exécuté, sa dernière pensée pour elle qui voulait « jouer à recommencer à vivre » avec un compagnon comme s’il voulait communier avec elle - et non avec le Dieu de l’aumônier -  avant sa mort.

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Le crime de Meursault est tragique en ce sens qu’il a tué mais, en même temps, il y a une force qui a agi à travers lui. Tout crime se joue sur une scène réelle et sur une scène imaginaire. Sur quelle figure, quelle scène, une haine aussi forte vient ainsi se porter ? C’est une force plus grande que lui (« le soleil » dira-t-il) qui s’est emparée de lui pour le conduire vers cet acte. Mais laquelle ? Son acte est incompréhensible et tragique comme le crime d’Œdipe pour son auteur. Comment comprendre ce crime que l’on dit souvent absurde ? Qui est derrière cet « Arabe » ?

N’y voyons pas une trace de « l’inconscient colonial de Camus » selon l’intellectuel palestinien Edouard Said. Pas davantage un écho de l'Algérie française dont Camus ne voulait d'ailleurs pas. Voyons plutôt la figure absente du père; ce père manquant, cet « autre sans visage » dont le roman ne parle jamais mais à la recherche duquel Camus  partira plus tard dans le Premier Homme. Il a perdu son père en 1914 un an après sa naissance. Mais Camus à l’inverse de Meursault s’en est sorti grâce à des pères de substitution (son instituteur Louis germain et son professeur de philosophie Jean Grenier).

Meursault, lui, est fils de personne. Dans une version précédente de l’Etranger, le personnage de « Mersault » tue un homme, un substitut paternel Zagreus en le frappant pour le déposséder. Dans l’Etranger, le procureur (est-ce un signe du destin ?) compare le crime de Meursault à un  « parricide » le plus abominable des forfaits. La seconde fois où la violence de Meursault se réveille après son crime, c’est devant l’aumônier. Alors qu'il  l’appelle « mon fils », il lui rétorque : « Vous n’êtes pas mon père. Vous êtes avec les autres » avant de se jeter sur lui dans une sorte de rage.  Et quand Camus  parlera de l’Etranger, il dit de Meursault : « c’est le seul Christ que nous méritons ». J’ajoute : comme Jésus sur la croix dit à son père manquant « pourquoi m’as-tu abandonné ».    

L'Etranger est une tragédie, c'est-à-dire l'expression d'une lutte inconsciente avec un autre soi même. Derrière l’homme banal et taciturne émerge la fureur du fils abandonné. Cette fureur le possède en un instant et l’agit à sa place. "Pourquoi avez vous fait cela ?" demande le juge. « Ca m’a pris » répondent  les accusés. "Mais qui « ça » ? " Silence. Seuls les actes parlent. C’est toujours un autre en lui plus fort que lui qui tire une fois, puis une autre, puis une autre, puis une autre et encore une autre sur le corps de l’Arabe. Tel est le destin qui frappe cinq fois à la porte du malheur.  

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L’Etranger nous montre l’envers de la justice. Etayé par le dossier de personnalité forgé par le juge d'instruction, le procès construit un accusé dangereux et monstrueux  qui a mis sa mère à l’asile avant de "l'enterrer avec un cœur de criminel". Meursault ne fournit aucune explication au juge d’instruction (« pourquoi avez-vous tiré sur un corps à terre ? Pourquoi ? ). Il ne formule aucun regret. Il est déjà moralement condamné : « je n’ai jamais vu une âme aussi endurcie que la vôtre ». Son dossier est « plié » du fait de la conviction commune de voir en lui une âme criminelle. Au cours de sa carrière, dit le juge, c'est  le seul homme qui ne s'est pas repenti   devant le crucifix. Meursault ne joue pas le rôle de l'accusé repenti. Il n'a pas de stratégie de défense. Il ne ment pas.

 

Un procès d’assises, on le sait, se joue souvent sur un « climat ». Meursault décrit son procès du dehors mais ressent qu’il est condamné par une hostilité sourde. Deux témoignages sont décisifs : celui de l’employé des pompes funèbres à qui Meursault a confié qu’il ne savait pas l’âge de sa mère. Celui du concierge de l’asile ensuite. La veille du crime, devant le corps de sa mère, il ne respecte pas les convenances : il boit du café, il fume. Voyez le traitement de cette séquence : il y a débat sur le point de savoir si Meursault a fumé seul ou à l’invitation du concierge. De manière significative, ce point est traité par le président comme une véritable infraction dont il faut faire émerger l’intention criminelle. A partir du moment où il est établi qu'il a offert la cigarette, la preuve est faite :  « j’ai senti alors que quelque chose qui soulevait toute la salle et pour la première fois, j’ai compris que j’étais coupable ». Le procureur fait la synthèse : « voyez messieurs les jurés, le lendemain il va à la plage, couche avec une femme et voit un film de Fernandel avant de liquider une affaire de mœurs. » La cause est entendue. Le portrait du monstre moral est complet. Le sort en est jeté : il ressemble à son crime avant de l’avoir commis.

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La vision de Daoud est à l’opposé. Haroun s’acquitte de sa dette de vengeance dont l’a chargé sa mère « Mma était derrière moi et je sentais son regard comme une main me poussant dans le dos »). Puis, elle effacera toute trace de la scène de crime. A l’inverse de Meursault qui ne donne aucune explication à son acte (ce qui nourrit l’idée qu’il est dangereux), Haroun accomplit une dette de justice (le sang en équivalence du sang) conçue comme une vengeance intrafamiliale ourdie par sa mère. Mais il veut aussitôt payer pour son crime. Il a conscience qu’il a franchi une limite (« j’ai tué et depuis la vie n’est plus sacrée à mes yeux »). Arrêté, les autorités ne le reconnaisse ni comme un combattant, ni comme ayant accompli un acte de guerre. Il a tué un Français mais pas pour les bonnes raisons. Il l'a tué le 5 juillet 1962 le jour de l’indépendance de l’Algérie alors que la guerre venait de prendre fin. Il est trop tard, donc pour l’absoudre. Ce sera une « bavure » comme il y a tant à la fin des guerres dans une ville plongée dans le chaos.  « On allait me libérer sans explication  alors que je voulais qu’on me débarrasse de cette ombre pesante qui transforme ma vie en ténèbres » . Nul ne qualifie son acte, nul ne lui donne sens. Il va devoir vivre avec ce poids de ténèbres.

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Alors que Meursault est un meurtrier innocent (du moins du crime moral dont il est l’auteur), Haroun est un coupable impuni : sa volonté déçue d’être compris et jugé restera sa plus grande souffrance. Il est donc proche de Clamence, l’avocat de  la Chute hanté par une faute inavouable qui part à la recherche d’une justice qui se dérobe. Son récit d’homme coupable se nourrit de l’espérance sans cesse repoussée d’être jugé. Haroun lui aussi ne sera jamais délivré de son acte. La justice des hommes ne trouvera jamais les mots pour le sortir de cet ensorcellement. Tous deux (Meursault et Haroun)  sont aux marges de la justice sans la rencontrer : il y a d’un côté un excès de justice (symbolisée par la peine de mort) de l’autre un défaut (l’incompréhension de la police algérienne).  En même temps ils sont tous les deux des hommes libres. Comme Meursault - et avant lui  Joseph K  dans le procès de Kafka qui, lui aussi, refuse l’aide de l’aumônier -  il  « déteste la religion et la soumission » et rejette l’islam.


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Ne faisons pas à Camus un procès rétrospectif en colonialisme et en racisme.  Comme  l’Arabe de l’Etranger, celui de l’Hôte (L’exil et le royaume), le peuple algérien victime de l’épidémie est absent de la Peste. Si on ne voit pas le peuple algérien dans son œuvre, c’est qu'il  ne connait tout simplement pas le monde musulman. En Algérie deux communautés vivaient côte à côte depuis plus d’un siècle en se tournant le dos. Camus est le fruit de l’école républicaine laïque pour qui les religions sont  synonymes d’obscurantisme. Voilà pourquoi l’Arabe est anonyme dans  l’Etranger et les victimes dans La Peste sont toutes européennes. Daoud comme Camus fut élevé dans une famille où nul ne savait lire. Il est le seul à avoir appris le français et fait des études supérieures. Au nom de la liberté d’expression, il a fait l’objet comme journaliste d’une fatwa ce qui ne l’a pas empêché de continuer à écrire en Français et avec Camus comme médiateur pour un public francophone. C'est ici qu'il est reconnu bien plus que là bas.    

 

La littérature est un point de rencontre entre deux pays qui peut contribuer à cicatriser les blessures de l’histoire. On sait que la justice fut est impuissante à répondre aux crimes passés du fait des lois d’amnistie après la guerre d’indépendance. Nul Mandela ne s’est dressé entre ces deux peuples pour les réconcilier et purger les mémoires. On attend encore une rencontre des mémoires déchirées qui donnerait la parole à toutes les victimes, celles de la torture et celle du terrorisme. Rien jusqu’à présent n’a permis de désenclaver les mémoires blessées (celles des algériens, des pieds noirs, des harkis…) et de forger une mémoire commune. Ne serait-ce, par exemple, que pour s’entendre sur la  date de la fin de la  guerre qui varie selon les communautés.  

Le pouvoir de la littérature est de fournir une alternative à cette impasse politique. Daoud est un algérien francophone de culture française dans laquelle il se reconnait et qui le reconnait. Il est écrivain algérien de langue française comme Camus qui se disait lui aussi écrivain algérien. C’est pourquoi un écrivain ne peut pas condamner Camus pour colonialisme ou racisme. Au contraire, il est pour lui un passeur entre les deux rives. Il s’en réclame pour créer sa différence. Bel et rare exemple d’une trêve par la littérature dans la guerre sourde qui oppose depuis 1962 les mémoires française et algérienne.