Partagez votre site

       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

 

Le procès Goldman

ou le nom du père

 

(film de Cédric Kahn, 2023)

  

 Le Procès Goldman - bande-annonce du nouveau film de Cédric Kahn - Vidéo Dailymotion

 

  

Un procès – celui de Pierre Goldman en est l’illustration même - est avant tout un espace d’interactions. La force du film de Cédric Kahn est qu’il ne sort jamais de cet espace. Si les professionnels monopolisent les échanges réglés par le code, l’accusé a un registre bien plus large. Avec lui et autour de lui, les interactions sont plus fugitives mais non moins prégnantes. La « face »,  la réputation, la mémoire en sont les enjeux masqués. C’est le mérite de ce film rigoureux et convaincant de n’en rien cacher.  

Première interaction en amont du procès : la relation décisive accusé/avocat. Le début du film montre Georges Kiejman (son avocat) récusé par Goldman avant de se raviser grâce à un jeune collègue,(cf.  image ci dessus). Il ne cesse de fulminer auprès de celui-ci à longueur d’audience (« Faites le taire ! ») en pure perte. Suit un dialogue heurté où se confrontent les émotions chaotiques d’un homme qui risque sa peau et la stratégie froide de son défenseur. Si l’éloquence compulsive d’un accusé n’est pas contrôlée ou du moins mise en sourdine, l’avocat risque de flotter sur le cours des échanges et sortir de l’audience « utile ». Pari tenu pour Kiejman qui a introduit la dose de doute suffisante pour que les jurés le suivent. 

Une fois à l’audience publique, cet accusé doit poser son personnage de vrai révolutionnaire pour l'extrême gauche de l’époque qui l'encense même si le film en donne une vague idée.  Son comité de soutien avec Régis Debray et Simone Signoret est présent. Parlant devant eux, Goldman ne veut et ne peut payer que pour les crimes avouables qu’il s’impute à lui-même. Comment pourrait-il reconnaitre, même a minima, des crimes indéfendables comme ceux des deux pharmaciennes du Boulevard Richard Lenoir ? Sous le regard de ses amis présents dans la salle, comment ne s’adresserait il pas à eux, lui, leur frère, le fidèle compagnon ? Il mobilise son intelligence pour maintenir cette « face » intacte devant ce public, « sauver ma vie de cette accusation fausse et infamante » dira-t-il en les regardant sans jamais dévier de cette ligne. Les applaudissements récurrents dans le film, s’ils sont incongrus dans la vraie justice, attestent de la permanence de ce lien.           

Mais il y a des interactions plus intimes. On a beaucoup parlé de la déposition de sa compagne que le film présente alors qu’elle n’a pas eu lieu. Nul doute que cet homme voulait lui épargner de subir le contrecoup de cette accusation. Il écrit non sans ambiguïté, dans Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France que sans cet amour « le calvaire de l’innocence perpétuelle et recluse » lui aurait « parfaitement convenu ».

La relation avec son père qui témoigne à la barre le fait échapper à cette innocence paradoxale. Bien qu’il ait longtemps douté, ce vieil homme (ancien résistant FTP) décide de croire son fils qui lui a juré sur la tombe de sa mère (elle aussi ancienne résistante) qu’il n’est pas un meurtrier. Le pardon du père  a valeur de salut pour Goldman. Son serment lui permet de rester digne de la mémoire de cet ancien résistant juif dont il est à la fois immensément fier et malheureux de ne pas être à sa hauteur. Ne voulait-il pas se faire incinérer comme ses ancêtres l’ont été durant la Shoah ?  

Avant d’être jugé par la société, il se présente donc absous par son père. Il peut se proclamer à la fois coupable pour de « simples » cambriolages mais innocent des crimes déshonorants. Sur cette ligne de crête, l'arène du procès devient pour cet homme à la dérive un lieu de restauration identitaire. Comment pourrait-il avouer lui le révolutionnaire qu’il a tué à visage découvert deux femmes et grièvement blessé un homme par arme à feu dans un cambriolage ? Il le peut d'autant plus qu'il n'a pas en face de lui les victimes. Muettes dans l'histoire comme dans le film, tout se passe comme si elles n’avaient aucune souffrance à exprimer, aucune plainte légitime, aucune mémoire à défendre. Goldman, seul au centre de la scène judicaire, peut minimiser ses méfaits  et en nier d'autres dès lors que nul face à lui ne vient témoigner du mal subi.     

L’infamie d’un double crime était inavouable. Ce serait sortir de la mémoire familiale, souiller le nom du père, briser le socle de son identité. Son second avocat (Emile Pollak) a compris cette importance en terminant sa plaidoirie – scène centrale à mes yeux -  sur cette relation père/fils, en jurant à son père qu’il lui rendra un fils innocent à l’issue de ce procès. Il n’est pas impossible que cette promesse ait été entendue par les jurés plus que la défense de Kiejman. Tout se passe comme si l’innocence du fils était le seul moyen de sauver la mémoire sacrée d’un nom. Ce qui fait écho à la défense du vieil Horace de cet autre fils certes criminel (n’a-t-il pas occis sa sœur ?) mais sauveur de Rome et donc absous de son crime. 

 « Seuls les vrais héros assurent la mémoire/ Vis toujours Horace, et toujours auprès d’eux/ Ton nom demeurera grand, illustre, fameux… (Corneille, Horace, V, 3)  

 

 

 

D’une emprise à l’autre. Les Filles d’Olfa, film tunisien, de Kaouther Ben Hania (2022)

 

 

 

 

Dans le scénario des Filles d’Olfa, on retrouve le schéma du glissement progressif d’adolescents vers l’emprise djihadiste. Que nous propose-t-il ? Une famille tunisienne au temps de la chute du régime de Ben Ali. Temps de la période trouble de la montée de l’islamisme après l’épisode du printemps arabe. Personnage central, Olfa la mère est femme de ménage. Mariée de force, elle frappe son mari la nuit de noces en se refusant à lui. Géniteur occasionnel, il disparait vite de la scène familiale. Mère régnante, omniprésente, possédée par une mentalité ultra-patriarcale. Quatre filles en fusion sous sa coupe souriante et cruelle. « Mes filles », répète-t-elle, repue de baisers en posant face caméra au centre d’un babillage incessant. Le bloc mère/filles est insécable. C'est un cercle fermé. Aucune parentèle autour d’elles. Les hommes sont des fantoches (significativement, le même acteur joue les rôles du père, de l’amant et du policier). L’école est absente, nul n’en parle. 

 

Le film ? Presque deux heures de jactance exubérante. Quatre filles aux dents d’une blancheur éclatante caquettent, rient, pleurent. Elles se taisent ensemble, elles pleurent ensemble, elles rient ensemble. Cette fratrie est une ruche bourdonnante. Au bout de bavardages interminables, de ces éclats de rire et de larmes, vient pour ces adolescentes la sortie de la bulle maternelle. Un amant de la mère quelque peu désaxé abuse des ainées. Sans doute les a-t-il agressées. On le voit arrêté et incarcéré, quelques larmes sont versées mais l’allusion au viol reste périphérique. 

 

La relation en miroir mère /filles se recompose avec d’autant plus de force. Stupeur. Voilà que les deux ainées s’affranchissent, se teignent les cheveux, se maquillent et s’épilent les jambes.  Scandale ! La hantise maternelle du sexe resurgit à moins que ce soit la peur de la dépossession. La mère roue de coups la rebelle avec autant d’ardeur qu’une minute avant elle la comblait de baisers.  Le fard et le sang coulent sur son visage. Le corps marqué. Le miroir brisé.  

 

La propagande de la mosquée se répand. Le voile jadis interdit redevient à la mode dans le quartier. Les filles en jouent et s’en amusent au début. On pose ensemble avec le voile, on se regarde, on rit, on adopte la nouvelle mode. Revêtues du jilbab (tunique sombre) et du niqab (voile noir sur le visage), elles se piquent au jeu (cf. image ci-dessus). Mais ce qui est déguisement devient vite nouvelle identité. Les prédicateurs s’emparent de ces proies faciles… et le basculement survient. Le voile devient l’arme des filles contre la toute-puissance maternelle. Elles deviennent méconnaissables. Sont-elles encore ses filles, ces créatures sans visage et sans corps ?  Ces prêtresses hautaines dictent leur loi du haut de quelques préceptes glanés à la mosquée ou sur le Web.  Bientôt une des filles disparait.  Désemparée, la mère cherche un appui au commissariat  (le policier est joué par l’acteur qui incarnait le père) mais il se révèle inconsistant. Comment s'en étonner ? 

 

Mais de cette révolte elles en sont vite dépossédées. Voilées de la tête aux pieds, elles passent sous le contrôle de leur nouvelle famille. Les deux ainées disparaissent happée par le torrent logorrhéique des prédicateurs qui font d’elle les futures femmes de martyrs. Un monde nouveau s’ouvre devant elle. Une vie de femme longtemps rêvée les attend. Comment ne pas céder à cette promesse de gloire ? Libérées de l’emprise de leur mère, élues pour sauver le monde de l’impiété, elles grandissent enfin. L’une d’elle mariée à un émir aura un enfant. Placées en foyer, les deux cadettes disent y vivre le meilleur moment de leur vie tandis que leurs sœurs seront enfermées en Lybie : la marque de la domination pour les unes et l'esquisse d'une liberté pour les autres.