Partagez votre site

       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

Année 2014

 

Les Cahiers de la Justice, 2014 / 4

A propos de Kafka le combat avec la loi (Denis Salas), Michalon, coll. Le Bien commun, 2013

 

 

« La métamorphose » (1ère édition)

 

Denis Salas est de ces personnes dont on dit qu’on ne les présente plus tant leur nom et leurs activités éditoriales, auctoriales, d’enseignant ou de passeur entre le monde juridique et la société sont amplement connues et reconnues. Pourtant il convient d’insister sur ce cheminement d’un magistrat qui des salles d’audience aux salles de cours, de son bureau de praticien à celui d’auteur de nombreux livres, est un travailleur inlassable creusant et valorisant l’histoire de la justice comme la littérature, le présent judiciaire comme son horion désirable, mariant préoccupations pragmatiques et intérêt concret et fécond pour la recherche. Un cheminement riche qui n’a pas troublé la simplicité chaleureuse et ouverte de l’homme capable de reconnaître les cheminements des autres comme de les promouvoir. Un cheminement déterminant dans la mesure où il éclaire la singularité de « Son » Kafka publié dans la riche collection « Le Bien Commun » dirigée par Antoine Garapon chez Michalon.

 

Précieux témoignage de la large palette des savoirs et des activités de Denis Salas, cet ouvrage, en ce qu’il tient compte des lectures universitaires et autres qui ont été faites de l’auteur du Procès, sait proposer une lecture novatrice, la sienne qui, sans se substituer aux autres, devient nécessaire aux autres. En effet comme le titre le souligne sa lecture n’est pas centrée sur un combat contre la loi au sens institutionnel ou politique mais sur un combat « avec la loi ». Cette nuance souligne d’une part que Kafka « n’exclut jamais un espoir de dialogue»[1] avec la loi et que d’autre part c’est bien d’une « zone frontière » tendue entre servitude et isolement[2] que l’œuvre prend son élan. Un glissement terminologique qui, grâce à un habile va et vient entre l’œuvre et la vie, entre les fictions et le journal, et ce sans faire de l’œuvre un simple écho résonant de la biographie, ouvre sur une problématique irréductible aux questions contextuelles comme le sont la judéité, les totalitarismes en germe ou quelque réflexion institutionnelle. Une problématique qui explique peut-être l’intérêt porté presque universellement à l’œuvre comme son caractère intemporel; à savoir celle de l’autorisation de vivre que chacun doit conquérir, s’accorder à partir de lui-même.

 

Autorisation qui peut être barrée par l’existence même d’une tension, aporétique chez Kafka, entre deux exigences articulées par la question de la place. En effet Denis Salas analyse dans une perspective familiale puis sociétale, car celle-ci redouble l’effet questionnant de la micro société qu’est la cellule familiale, les multiples occurrences qui dans l’œuvre de fiction ou non concernent la place à conquérir, la place à se voir reconnaître, la place refusée, la place improprement occupée (Denis Salas fait une analyse très intéressante du désordre des places généalogiques vécu comme une transgression qui exclue comme les enfants symptômes l’illustrent dans la vie réelle dont témoignent les magistrats). Cet angle de réflexion permet de comprendre pourquoi il ne s’agit pas d’une lutte contre la loi mais d’une joute avec la loi, car il s’agit d’obtenir l’intégration dans celle-ci qui dès lors est reconnue par le personnage/auteur qui en désire la reconnaissance un peu comme la cantatrice du récit Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris qui livre le combat contre le déni de reconnaissance pour s’installer « dans la reconnaissance par l’institution »[3]. Cependant ce « je veux » qui suppose la conformité aux impératifs de la société qui reconnaît bute sur la singularité qui en lui prend la forme d’un « appel d’une autre vie forgée dans la solitude »[4] qui ne peut être qu’une source de déception pour la société familiale et de marginalisation pour celui qui doit renoncer à être conforme, et qui dès lors rend la problématique de la reconnaissance et de la place difficultueuse à résoudre. « Désirée et hostile »[5] la loi envoie comme une double injonction diront les psychologues qui ne peut être résolue que dans l’identification d’une « zone frontière entre la solitude et la vie en commun »[6] sous peine de n’être qu’une tension aporétique et mortifère puisque la différence ressentie ne pourra se vivre « que dans la culpabilité »[7]. L’œuvre entière serait le récit de cette recherche d’un « comment dire  je veux  face au tu seras paternel », d’un comment dire je suis face au tu es décrété par la qualification sociale[8]. Et ce comment qui jamais ne se livre est source et horizon d’un cheminement, voué à l’échec certes mais néanmoins substantiel en résistance elle-même d’une certaine manière salvatrice. Une résistance improvisée, sans stratégie claire mais qui témoigne du désir de parvenir à un juste milieu, d’entretenir l’illusion que « sa » place existe et que ses personnages s’obstinent à chercher « là où aucun accueil ne (leur) est réservé »[9]. « A la fois appelé et indésirable »[10] l’homme Kafka, comme ces personnages, symbolise à travers son œuvre la sidération de tout individu à l’aube du dévoilement de sa singularité au cœur même de la société à laquelle il appartient, l’inquiète quête de reconnaissance de chacun aux prises avec sa personnalité dissidente exigeante. Et c’est en cela que l’œuvre de Kafka ne saurait se réduire au combat d’un juif intégré dans une société oppressive ou à la dénonciation prophétique d’un système totalitaire ou encore à la blessure d’un fils renié par son père, car si elle peut être tout cela à la fois elle est aussi comme « le bien commun » de chaque personne écartelée et vivante entre ces deux rives, celle d’une fidélité à une identité qui ne fait qu’advenir à même le choix que l’on en fait et celle d’une fidélité à l’attente de la société au sens large du terme.

 

Cette intranquillité chère à Fernando Pessoa qui dérive de la prise de conscience que qualités et « possessions sont précaires »[11], que la société ne cesse de traverser et d’agir dans l’appareil judiciaire et que finalement la faute qui consiste à regimber et le châtiment qui consiste à perdre tout lien avec la société dans un bannissement mortel « coïncident »[12], cette intranquillité dévoile l’existence d’une violence première qui ne peut être qu’adoucie, jamais supprimée[13] comme les femmes du Château montrant la voie à suivre, à savoir « celle de la soumission »[14] l’illustrent. Kafka, en choisissant et « revendiquant d’être artiste à plein temps »[15] pour ne plus alterner entre vie et œuvre, fait de l’exil de l’écriture une délivrance. Mais une délivrance qui « déchire (car) Kafka n’abandonne jamais le rêve de faire société avec les hommes (restant) déchiré entre les exigences de l’œuvre et celles du monde »[16] alors même qu’il sait que « la société est une arme incomparable pour bannir les infidèles »[17]. Denis Salas ne se satisfait pas cependant de cette apparente condamnation de la société, car il relève dans l’œuvre de Kafka la « volonté d’élucider l’interdiction de vivre qui (…) frappe »[18] Kafka et ses doubles. Comme si l’intériorisation des interdits trouvait en lui le complice zélé et efficace d’une superstructure abstraite. Plus précisément encore il repère dans le choix de la résistance, même si elle est vaine, la foi dans un renversement possible du droit en arme même de résistance, en source de liberté, achevant de la sorte de ne pas faire du droit l’ennemi mais au contraire un allié possible et émancipateur. Car ce n’est pas de bonheur, de fortune dont rêve le protagoniste, mais d’une place. La place comme reconnaissance, la place comme droit d’exister, la place comme alliance avec le droit comme Lafacadio le bâtard des Caves du Vatican d’André Gide ne disait pas « famille je vous hait » pour s’éloigner de celle-ci mais bien pour pleurer sa fermeture à lui ensigne de non reconnaissance, d’absence de place[19].

 

 

Ce petit livre dense propose une lecture riche de l’œuvre de Kafka. Une lecture riche en connaissances historiques, riche en connaissances juridiques, riche en connaissance de l’œuvre. Le lire permet de reprendre la lecture de Kafka avec des clés renouvelées et nécessaires.

 

 

Sandra Travers de Faultrier,

Avocate, docteur en droit, docteur es lettres, enseigne le droit de la propriété littéraire et artistique à Sciences-po Paris.

 


[1] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013.

[2] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.72.

[3] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.85.

[4] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.10.

[5] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.19.

[6] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.11.

[7] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.39.

[8] Voir « Cet être traqué c’est moi, Kafka/Gide », in Kafka, Les Cahiers de l’Herne, 2014.

[9] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.91.

[10] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.91.

[11] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.50.

[12] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.64-65.

[13] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.70.

[14] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.57.

[15] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.79.

[16] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.90.

[17] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.110.

[18] Denis Salas, Le Combat avec la loi : Kafka, Michalon, 2013, p.116.

[19] Sandra Travers de Faultrier, Gide, l’assignation à être, Michalon, 2006.

 

 

 

Les cahiers de la justice 2014 / 3

« Secret et transparence »

 

 

Notre justice a longtemps privilégié le secret. C’est vrai du système inquisitoire dont la longue phase d’instruction préalable a longtemps absorbé le procès. C’est vrai du droit lui-même qui non content d’être opaque est de plus en plus bavard et technique.  C’est vrai aussi des professions qui cultivent trop souvent l’entre soi et le corporatisme. Cette culture fortement étatique cède de plus en plus de terrain devant les exigences de la société démocratique. Tout se passe comme si chez nous, comme disent les Anglais, « Justice doit être rendue mais il faut aussi voir qu’elle a été rendue ». Même le secret du délibéré que les juges doivent garder « religieusement » est remis en question par l’intérêt suscité par la publication des opinons dissidentes.  

Ce mouvement irrésistible qui assimile la transparence et la vertu n’est pourtant pas sans danger.  Face à volonté de tout dire et de tout montrer, le secret s’apparente à une opacité génératrice de méfiance. Nous oublions que le secret garde des vertus lorsqu’il protège la vie privée ou nous préserve  des abus de pouvoir. La procédure est là pour nous rappeler qu’elle permet de ne pas savoir,  d’oublier ou d’ignorer. Voilà pourquoi chaque profession doit repenser les règles du secret professionnel.  Le but n’est pas de tout savoir mais partager ce qui peut être légitimement et déontologiquement admis. Travail indispensable car une transparence des personnes et non des procédures est dangereuse. Auquel cas, elle ne serait plus que l’ultime illusion d’une démocratie qui aurait perdu son rêve de liberté. 

 

 

                                   Les Cahiers de la justice

 

 

Edito

Antigone voilée

 

Faut-il interdire le port du voile dans lespace public ?

Oui dit la France, au nom de la laïcité, qui depuis 2010 incrimine et punit le port de la Burqa (voile intégral) dans les lieux publics.

Plus pragmatique, le juge canadien regarde dabord les contextes où se pose cette question. Au nom dun refus des discriminations, il accepte le port du Niqab (voile partiellement intégral devant les tribunaux criminels. Il dénoue ainsi un conflit entre le droit à un procès équitable dun accusé et la liberté de religion

dune femme qui souhaitait conserver le voile lors de lexamen croisé de sa crédibilité en vue de prouver les agressions sexuelles dont elle aurait été la victime. Alors que nous voyons dans le voile une marque de prosélytisme et de fanatisme dont la femme est la première victime, les canadiens cherchent une reconnaissance raisonnable des différences dans lespace public. Chez nous, le choix de linterdit  simpose même si son application sera minimale au regard de la dramatisation de lenjeu dans les médias.

 

Outre Atlantique, le juge vérifie dabord si un droit fondamental est menacé parmi les droits inhérents au procès équitable. Cest le sens de la règle de laccommodement raisonnable que les Cahiers de la Justice avaient évoqué dans un précédent numéro. 1Le port dinsignes religieux au sens dune manifestation de la liberté de conscience est une garantie constitutionnelle qui ne cède quen cas « datteinte injustifiée » à un autre droit fondamental comme lindique le commentaire de Nicolas Blanc dans le présent numéro.

 

Ce nest pas autre chose que suggérait François Ost dans sa pièce Antigone voilée. Cette pièce raconte lhistoire dune jeune fille maghrébine dont un frère décède en faisant exploser une grenade. Est-ce un simple accident ou un acte de terrorisme ?

Quoiquil en soit la direction de lécole interdit à la jeune fille, à linstar dAntigone, de se présenter aux obsèques ce qui suscite sa révolte. Aujourdhui comme dans la Grèce du Ve siècle, les mêmes interpellations du religieux dans un monde qui se veut neutre et laïc. LAntigone de Sophocle a ses raisons en exigeant de faire enterrer ses frères. Créon na pas tort dy voir un privilège que la patrie peut refuser à des criminels. De même faut-il interdire dobsèques

 

 

Une jeune fille voilée au seul motif que son frère serait un militant islamiste ? Faut-il voir derrière le voile la grenade du terroriste ? Cest le choix que nous faisons en interprétant le voile comme un signe de dangerosité. Cest un autre choix que font les canadiens en refusant au cas par cas une violence de linterprétation qui écrase les différences. Ce nest pas autre chose que plaide un porte parole de lauteur dans la pièce : « Pour moi, la neutralité vivante cest lexpression plurielle et pacifique des convictions, ensuite le débat pour la reconnaissance mutuelle et enfin, je lespère, linvention de valeurs communes ».

2 Il nest pas certain que la confrontation permanente soit le meilleur moyen de favoriser le vivre ensemble. Chaque femme voilée nous oblige à réinventer les formes de la civilité. Voilà pourquoi lœuvre constructrice de cette jurisprudence canadienne ne nous est pas étrangère.

 

__________________

 

1 Le juge à lécoute du monde, 2013/3

2 François Ost, Antigone voilée (Acte V, sc 1), Larcier,

Bruxelles, 2004.

 

                        Les cahiers de la justice # 2014/3

Tombe de Kafka, Prague

 

 

 

 

POUR QUI ECRIVENT LES JUGES ?

 

 

Les Cahiers de la Justice 2014/2 

 

 

Edito

 

Le droit pénal en fiction  

 

Imaginez un monde où le marché aurait tout envahi. Dans cette contrée, tout s’achète, tout se vend, tout se monnaye. Tout se passe comme si la conduite des hommes était toute entière engagée dans des relations marchandes. Il en résulte que des entreprises, des emplois, des familles entières, bref toute la vie d’une société en dépend. Un ordre aussi arbitraire et réducteur génère des tensions inévitables. Il doit donc être protégé. Un étrange projet naît alors dans l’esprit des dirigeants : interdire tout ce qui s’oppose de près ou de loin la gratuité et au don.

 

Telle est la mission assignée aux deux fonctionnaires P. et A. de la fiction  d’Emmanuelle Heidsieck  A l’aide ou le rapport W que commente ci-dessous Sandra Travers de Faultrier. Ce récit commence comme un roman de Kafka : un matin un professeur à la retraite est arrêté devant son domicile. Son délit ? Avoir rendu des services dans le voisinage. La peine encourue ? 18 mois d’emprisonnement ferme. Le rapport des fonctionnaires qui figure dans le dossier est formel : il relève l’infraction d’aide gratuite à domicile défini par la   direction « ADS » (aide/don/service) dont vous apprendrez à connaître le rôle décisif au cours du récit.

 

Lecteur persévérant, vous vous apercevez que l’amitié ne compte pour rien dans le monde du développement personnel ou du e-marketing relationnel.  Car c’est l’égo qui triomphe dans ce monde du « moi, moi, moi ».  Ne voyez-vous pas le succès des sites de reventes, tel EBay, des cadeaux de soi-disant amis ? La fin des religions au profit des sectes dans un marché de la croyance concurrentiel ? La montée des experts - fort chers - et du lobbying de « l’écoute de l’autre »  au détriment des bons conseils ? La poussée des coaches - métier lucratif qu’il ne faut pas menacer -  sur le marché du bien être ?

 

Vous mesurez alors le rôle central du droit pénal : traquer « tout ce qui dans le non lucratif peut fausser la libre concurrence ». Les deux fonctionnaires campés par Emmanuelle Heidsieck doivent rédiger un rapport sur le délit de don et de service qui permettra de pénaliser le conseil amical ou l’aide gratuite. En somme, dans le monde ultra libéral, le monde n’est vu qu’avec les lunettes de l’utilité. Mieux : pour préserver son intégrité, l’arme pénale doit frapper fort. Dès lors tout ce qui est interdit aura un tarif pénal. Le droit pénal fonctionne à son tour comme le marché : la loi est une information, le crime un mauvais calcul et la peine le prix à payer. Punissable un voisin dès lors qu’il donne des conseils à un ami sans en tirer un bénéfice. Répréhensible l’offre de cadeau à une collègue qui part en retraite. Passibles de poursuites tous ceux qui aident bénévolement les personnes âgés au détriment du lucratif marché de la dépendance. Non vous ne rêvez pas. Il s’agit bien de faire respecter cette nouvelle règle commune qu’est le code pénal : « aucun bienfait ne restera impuni. »

 

Au fur et à mesure de votre lecture, ce nouveau totalitarisme vous terrifie. Le marché devient l’ordre public qu’il faut à tout prix préserver des menaces.  Le droit pénal est un moyen de destruction des opposants qu’on élimine par l’incarcération ou qu’on les disqualifie par leur pathologies. Vous vous dites alors : est-ce là une pure fiction ? Ou n’est-ce pas la vision romancée mais lucide de l’alliance entre le marché et le pénal qu’on appelle le néolibéralisme ? N’y retrouve-t-on pas, poussé à l’’extrême,  un trait du tournant néolibéral de l’Europe démocratique des années 1980-1990 ?  Cette fiction reflète le triomphe de la synthèse utopique d’un marché libéré de toute entrave et d’un Etat sécuritaire. Economie de la punition et extension du marché progressent de concert dans un monde épris de liberté. L’Etat pénal devient le garant d’un vaste marché dont l’individu avisé sera l’axe central. Lecteur attentif des Cahiers, magistrat peut-être, vous ne pourrez pas ne pas faire le rapprochement avec le texte de Vincent Sizaire : le juge n’est-il pas dans une position instable dès lors qu’il peut être frein ou accélérateur de ce mouvement qui semble irréversible ?   

 

Introduction au dossier

« Pour qui écrivent les juges ? »

 

La motivation de ses décisions est un indicateur de l’évolution récente du juge. Motiver, on le sait, c’est d’abord donner ses raisons, faire comprendre le sens d’une décision, échapper à l’arbitraire. C’est aussi une manière de  produire la jurisprudence et d’en contrôler la cohérence par l’appareil juridictionnel. Selon les cultures, le style de la motivation dépend de la conception du pouvoir reconnu au juge. Alors qu’en common law, les juges détaillent leur argumentation dans de longues motivations (y compris avec des opinions séparées),  la tradition continentale préfère la motivation brève, sèche ou « cachée » (Pascale Paquino).

 

Mais l’intérêt de ce dossier des Cahiers de la justice est de montrer qu’au contact des sociétés démocratiques, les juges (et le législateur) prennent conscience des exigences inhérentes à leur rôle nouveau. Naturellement l’héritage issu des cultures juridiques subsiste mais il se réduit. La volonté de contrôle des écarts de jurisprudence traditionnellement appelées  « rebellions des juges » tend à s’effacer (C. Otero). A cette relation verticale où la Cour de cassation est « la sentinelle de la loi » se substitue une relation horizontale.  L’argumentation conséquentialiste (l’art de juger selon les conséquences socialement utiles) fréquemment utilisée en common law apparaît dans les cours suprêmes française. L’article de  Fabrice Hourquebie prolonge ceux, publiés jadis dans les Cahiers, de Pierre Legrand sur le raisonnement des juges la Cour suprême américaine et de Ruth Sefton-Grenn sur  les policy considerations  du droit anglais. [1]

 

Malgré la tradition de brièveté, nos cours souveraines savent désormais motiver pour un auditoire universel en y voyant « non seulement une obligation légale mais aussi une exigence démocratique » comme l’observe Gilles Pélissier pour le Conseil d’Etat. C’est un renversement majeur analysé par Mathilde Cohen d’un point de vue comparatiste : « aujourd’hui l’obligation de motiver est souvent présenté comme un droit du justiciable et du public plutôt que comme une contrainte visant à restreindre le pouvoir judiciaire. » Cécile Chainais évoque aussi, d’un point de vue historique et philosophique, le passage d’un système où l’absence de motivation signifie l’autorité (sous l‘Ancien régime) à un autre système où l’exigence de motivation est, à l’inverse,  un facteur de légitimité et d’autorité au sens d’un « souci de persuasion. »     

 

Nos cours d’assises changent elles aussi sous l’influence des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est ainsi que depuis la loi de 2011, elles motivent leur arrêt dans une feuille spéciale. Même si cette loi est à parfaire comme le souligne la tribune de François Saint Pierre, les présidents de cour d’assises interviewés dans ce numéro des Cahiers sont unanimes pour en monter l’intérêt mais aussi le paradoxe persistant entre l’intime conviction et la motivation.   

 

Plus profondément, cet effort de justification témoigne d’une recherche de légitimité du juge. Comme le souligne le vice-président du Conseil d’Etat Jean Marc Sauvé « au service du justiciable, le juge est acteur de sa légitimité qui n’est pas acquise et qui, au contraire, tend à être régulièrement remise en cause »[2]. Le juge argumente toujours pour persuader. Mais il sort de l’ordre juridictionnel ou de la sédimentation jurisprudentielle. Sa communication est interne mais aussi externe. Elle s’adresse potentiellement à tous les citoyens en utilisant les moyens électroniques qui lui sont offerts. Elle concerne les cours suprêmes bien sûr, les cours d’assises, les tribunaux correctionnels dont on sait l’attention portée aux victimes, mais aussi toute décision de justice dès lors qu’elle est attendue par le public.

 

Alors qu’il n’a pas de légitimité démocratique au sens strict du terme, le juge-écrivain adresse son œuvre à un auditoire multiple qu’il s’agisse des cours supérieures (pour faire jurisprudence), de la partie perdante, du public (pour en faciliter la compréhension )  ou du système judiciaire lui-même dont il donne une image de transparence et d’autolimitation.  C’est un mouvement qu’avait anticipé le grand logicien Chaim Perelman dans les années 1970. Nos juridictions, à l’image des tribunaux internationaux et de ceux de common law, donnent disait-il un supplément d’autorité à leurs décisions en nous persuadant qu’elles sont « équitables, opportunes  socialement utiles ».[3]     

 



[1] Voir Pierre Legrand, « Comment les juges de la cour suprême (se) fabriquent des constitutions : à propos de l’affaire Heller», Les Cahiers de la justice,  2010/1 et Ruth Sefton-Green, « Vice et vertus de la motivation : comparaisons anglo-françaises »,  2011/2.

[2] Jean Marc Sauvé,  « La motivation des sanctions administratives », in C. Chainais, D. Fenouillet, G. Guerlin, (dir),  Les sanctions  en droit contemporain, vol. 2, Dalloz, coll. « l’esprit du droit », 2013, p. 127  

[3] C Perelman Logique juridique, nouvelle rhétorique, Dalloz, 1979, p. 158. Voir le texte cité en 4ème de couverture sous le tableau d’E. Munch, la Jurisprudence 

Sommaire

 

Edito

Tribune

 

La motivation des verdicts de cours d’assises, garantie de meilleure justice (F.Saint Pierre)

 

Dossier -  Pour qui écrivent les juges ?

 

Introduction   

 

De la motivation. Remarques préliminaires (P. Pasquino)

Les cours souveraines face à leur nouveau public (M. Cohen)

 L’argument conséquentialiste dans les décisions de justice (F. Hourquebie)

La réflexion du Conseil d’Etat sur la rédaction des décisions (G.Pelissier)

De la rébellion au dialogue (C.Otero)

 La motivation des sanctions entre dits et non-dits (C.Chainais)  

 Chroniques

 Juger ailleurs

 Les autres ne peuvent pas être l’enfer. A propos de l’application du droit autochtone au Canada  (JL Gillet)

 Le débat démocratique

 Le juge, frein nécessaire ou entrave à la répression ? (V. Sizaire)

 La croisée des savoirs

 La probation et ses acteurs (P.Milburn)  

 Juger en situation

 Motiver des verdicts de cours d’assises. Le point de vue des présidents (O. Leurent, D.Roucou, N.Ajjan, B.Mornet)

 Lire. Voir. Entendre

 A l’aide ou le rapport W d’Emmanuelle Heidsiek par S.Travers de Faultrier

 

Bamako, film d’A. Sissako parC.Mignot  

 

Porter leur voix,  Un avocat sans effet de manche de Laure Heinich, par FL Coste

 

Les chemins des morts (François Sureau) et Que justice soit rendue (Roberto  Doni) par M-H Vetro.

 Le géant égoïste, film de Clio Barnard, par D. Salas

 

Cahiers de la Justice - 2014/3

 

 

Sommaire

 

 

Tribune « Secret, opacité, transparence » (Jean Louis Gillet)

 

 

 

Dossier 

 

Le secret entre opacité et transparence

 

Des fantômes et un trésor derrière la baie vitrée  (Roland-Ramzi Geadah) ?

 

La procédure pénale dans la balance entre secret et transparence (C. Ambroise-Casterot, C Combeau)

 

La presse « chien de garde » de la démocratie ? La protection des sources selon la CEDH (Ph Piot)

 

« Mon secret, c’est mon droit » : le secret en matière sociale et médico-sociale (Fabienne Noé)

 

Le secret du délibéré (Natalie Fricero) ?

 

 

 

Chroniques

 

Juger ailleurs

 

Une réforme courageuse et exemplaire…à 9000 km de distance !  (C Baron (avocat au Costa Rica)

 

Le débat démocratique

 

Le Niqab devant les tribunaux canadiens (Nicolas Blanc)

 

La croisée des savoirs

 

Les proches des victimes d’homicide face à la justice : le grand malentendu (C Rossi)

 

Justice en situation

 

La déontologie nouvelle du juge administratif (J Michel)

 

 

 

LVE

 

Le principe de nécessité en droit pénal (O Kahn dir.) par P De Gouville

 

Le flash-back dans le cinéma et les séries judiciaires par C Guéry et A Fabbri)

 

Les prisons (E Madrange) par D Brunet

 

Instants… (S de Faultrier)

 

    

 

 

 

 

 

Résumés / Abstracts

TRIBUNE

 

Pourquoi la motivation des verdicts de cours d’assises est une garantie de meilleure justice

François Saint-Pierre, Avocat au barreau de Lyon

 

Résumé

 

Le but de la réforme qui impose de motiver les verdicts de cour d’assise est double : permettre de comprendre les raisons des décisions et en garantir la cohérence. Sur le premier point, la loi n’a pas prévu la lecture à l’audience de cette motivation. C’est un défaut qui en limite l’utilité et qu’il serait opportun de corriger. Sur le second point, la Cour de cassation a surpris : elle procède à un examen concret des verdicts, censurant les motivations insuffisantes ou contradictoires. Tel est  le principal enjeu de cette loi : nous garantir des verdicts de condamnation « divinatoires », de pure subjectivité, sans preuves suffisantes.

 

 

 

Why Reasoned Verdicts are a Guarantee of Better Justice

François Saint-Pierre, Lawyer at the Lyon Bar

 

Abstract

 

The purpose of the reform requiring a statement of the reasons for assize court verdicts is twofold: to provide an understanding of the reasons for decisions and guarantee their consistency. On the former point, the law does not provide for this reasoning to be read out at the hearing. This is a shortcoming that limits its usefulness and should be corrected. On the second point, the Court of Cassation has proven to be a surprise: it is conducting a concrete examination of verdicts and rejecting any insufficient or contradictory reasoning. The key issue at stake in this law is to provide a guarantee against “divinatory”, purely subjective convictions lacking sufficient evidence.

 

 

L’argument conséquentialiste dans les décisions de justice

 

Fabrice Hourquebie

Professeur de droit public (dir. IDESUF, Université de de Bordeaux

 

Résumé

 

Le processus qui consiste à tester les alternatives possibles d’une décision de justice par l’évaluation de ses effets juridiques mais aussi sociaux, économiques, voire même politiques, est au cœur de la motivation des décisions des juges anglo-saxons. A son tour, le juge continental recoure à cette argumentation conséquentialiste sans pour autant le revendiquer explicitement.

 

 

The Consequentialist Argument in Judicial Decisions

 

Abstract

 

The process that consists in testing the possible alternatives in a court decision by assessing not only their legal, but also their social, economic or even political effects lies at the heart of the reasoning behind decisions by judges in the English-speaking world. In turn, judges in mainland Europe are turning to such consequentialist arguments, although without explicitly saying so.

 

 

 

La réflexion du Conseil d’Etat sur la rédaction de ses décisions. 

Gilles Pellissier, maître des requêtes au Conseil d'Etat.

 

Résumé

     

Pour la première fois de son histoire, la juridiction administrative a entrepris une vaste réflexion collective sur les améliorations qui pourraient être apportées à la rédaction de ses décisions de justice, afin de les rendre plus compréhensibles pour les justiciables sans sacrifier la rigueur du raisonnement juridique ni les principes fondamentaux de leur élaboration. Cette réflexion, qui s'est déroulée sur plus d'une année, a donné lieu à un rapport remis au mois d'avril 2012 qui formule, au terme d'une analyse de toutes les composantes de la décision de justice, 18 propositions, dont les plus novatrices font actuellement l'objet d'une expérimentation au Conseil d'Etat, qui sera ensuite étendue aux autres juridictions administratives.

 

 

Abstract

Council of State Review of the Wording of its Decisions. 

        

For the first time in its history, the administrative court has undertaken a far-ranging collective review of the improvements that could be made to the wording of its decisions in order to make them more comprehensible for the parties, without sacrificing the precision of their legal reasoning or the fundamental principles underlying them. This review lasted over a year and culminated in a report submitted in April 2012. After analysing all the components of judicial decisions, the report made 18 recommendations, the most innovative of which are currently the subject of an experiment at the Council of State before being rolled out to the other administrative courts.

 

 


Ecrire pour dialoguer ou se rebeller ?

Par Christophe Otero, Docteur en droit et enseignant contractuel à l’Université de Rouen

 

Résumé L’usage par les juridictions de la motivation témoigne montre la façon dont elles définissent leur rôle  et désirent être perçues. Elles sont tournées vers la défense d’intérêts pratiques et stratégiques que l’Ancien régime appelait rébellion mais où nous voyons une volonté de dialogue. Qu’elles cherchent l’échange ou la contestation, les juridictions veulent asseoir la légitimité de leurs positions et la reconnaissance leur propre autorité. 

 

 

Abstract The way the courts make use of reasoning is a sign of the way in which they define their role and wish to be perceived. Their focus is on a defence of practical and strategic interests seen by the Ancien Régime as rebellion, but in which we prefer to see a desire for dialogue. Whether dialogue or dispute is their aim, what the courts are seeking to do is to establish the legitimacy of their positions and recognition of their own authority. 

 

La motivation des sanctions, entre dits et non-dits

par Cécile Chainais,

 

Professeur de droit privé à l’Université Panthéon-Assas (Paris II),

Directrice du Master 2 Justice et droit du procès

 

Résumé 

 

La motivation des sanctions révèle, en pratique, une tension entre l’explicite et l’implicite, entre dits et non-dits. Des logiques inavouées, d’ordre sociologique notamment, gouvernent bien souvent les pratiques de la motivation. Des liens intimes se nouent ainsi entre la légitimité de l’instance sanctionnatrice et les modalités de la motivation qu’elle adopte. Traditionnellement, l’autorité ne se justifie pas : mieux vaut ne pas motiver ou, du moins, motiver le plus brièvement possible. Mais un changement de paradigme s’opère, sur fond de redéfinition de la légitimité démocratique : le soin apporté à une motivation développée et patiemment argumentée devient un élément fondamental de la persuasion, sans laquelle nulle sanction ne peut être perçue comme légitime.

 

Abstract

Reasoned Convictions, between Explicit and Implicit

 

In practice, reasoned verdicts reveal the tension between the explicit and the implicit, between what is said and what is not, with reasoning practices often being governed by unavowed arguments, in particular of a sociological nature. In this process, there are also intimate links between the legitimacy of the body handing down the verdict and the terms of its reasoning. Traditionally, an authority does not justify itself: it is better not to give any reasons at all or, at the very least, to keep those reasons as brief as possible. But a change of paradigm is underway, against the backdrop of a redefinition of democratic legitimacy: the care taken in drafting detailed and patiently argued reasoning becomes a fundamental component of persuasion, without which no punishment can ever be perceived as legitimate.

 

 

LES AUTRES NE PEUVENT PAS ETRE L'ENFER

 

Jean Louis Gillet, rédacteur en chef des CAHIERS DE LA JUSTICE

 

Résumé

 

Maintes régions du globe connaissent des pluralités de cultures conduisant dans une même entité politique à une « diversité juridique », c'est-à-dire à la coexistence de plusieurs systèmes normatifs cohérents, créateurs de droits et d'obligations et générateurs de litiges. Quand elle est assumée et respectée cette diversité conduit les juges étatiques à un rôle  délicat, porteur de difficultés mais aussi d'une meilleure connaissance d'autrui et de promesses de synthèse et de valorisation personnelle. Juger ainsi en pouvant  appliquer  un droit « autre » fait partie de la mission judiciaire dans plusieurs pays du périmètre francophone, comme le montre un ouvrage collectif récemment paru sous l'égide de l'Agence universitaire de la Francophonie .  

 

 

Abstracts

 

HELL IS NOT OTHER PEOPLE

 

Many regions around the world have a plurality of cultures resulting in “legal diversity” within a single political entity, meaning the co-existence of several coherent normative systems creating rights and obligations and generating disputes. When State judges come to terms with and respect this diversity, they find themselves in a sensitive situation which has its difficulties, but also one that brings a better understanding of others and an opportunity to bridge the gap and find personal fulfilment. Judging in this way, with the possibility of applying “another” law, is a part of the judicial remit in several countries in the French-speaking world, as shown in a collective work published recently under the aegis of the Agence Universitaire de la Francophonie .  

 

 

Le juge, frein nécessaire ou obstacle à la répression ?

Vincent SIZAIRE, Magistrat, Maître de conférences associé à l’Université Paris Ouest Nanterre

 

RESUME

La montée en puissance de la logique répressive sécuritaire au cours des quinze dernières années a porté au paroxysme le conflit normatif fondateur du droit pénal moderne, en plaçant l’autorité judiciaire dans la position de garant de la pérennité du modèle répressif républicain. Rempart contre l’extension démesurée des prérogatives des autorités répressives comme au développement d’une dynamique de rigidité punitive, le juge pénal ne pourra quitter cette position périlleuse qu’au bénéfice d’une nouvelle politique criminelle, qui renoue avec l’idée « révolutionnaire » de Sûreté.

 

ABSTRACT

The Judge, a Much-Needed Safeguard or an Obstacle to Repression?

 

The increasingly repressive, securitarian approach witnessed over the past fifteen years has brought the founding normative conflict of criminal law to a head, placing the judicial authority in the position of the guardian of the longstanding repressive model of the French Republic. As the last bastion against the excessive extension of the prerogatives of the law-enforcement authorities and the development of a rigidly punitive approach, the only way out of this perilous position for the criminal judge is a new criminal policy restoring the notion of “Security” handed down by the French Revolution.

 

La motivation des verdicts des cours d’assises.

Le point de vue des praticiens

 

Résumé

La loi du 10 aout 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs impose depuis le 1er janvier 2012 de motiver les arrêts d’assises (art 365-1 du Code de procédure pénale). Une feuille de motivation doit être annexée à la feuille des questions pour énoncer « les principales raisons qui, pour chacun des faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assise ». Le but est de renforcer les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé. Les Cahiers de la justice ont interviewé quatre présidents de cour d’assises sur leur pratique  après deux ans d’application de cette loi.

 

 

Abstract

 

Reasoned Assize Court Verdicts

The Practitioners’ Point of View

 

Since 1st January 2012, the law of 10 August 2011 on the participation of citizens in the working of criminal justice and the judgement of minors has required that assize court decisions must be reasoned (Art 365-1 of the Criminal Procedure Code). A statement of reasons must be appended to the question sheet to set out “the main items of evidence against the defendant which persuaded the assize court in respect of each of the charges against him”. The aim is to provide stronger guarantees against arbitrary decisions and to improve the accused’s understanding of the conviction. LesCahiers de la justice interviewed four assize court presidents about their practice, two years on from the application of the law.

 

______________________

LES EMOTIONS DANS LE PRETOIRE

 

Les Cahiers de la Justice 2014/1

 

 

Emotions dans le prétoire (Les Cahiers de la Justice, 2014/1)

Edito « Desmond Tutu pleure, un juge ne pleure pas »

 

Dans son article ci-dessous, Jean Danet raconte l’histoire des sept frères qui se présente comme un conte de Grimm.  Violés dans leur enfance par un ami de la famille, voilà qu’ils témoignent au tribunal devant leur agresseur. Trois se sont constitués parties civiles.  Les quatre autres sont de simples témoins, les faits étant prescrits pour eux. Au terme de leur déposition, le président décide de les appeler tous à la barre. Il voulait  ainsi reconnaitre la solidarité de témoignage de cette fratrie unie dans la volonté de chasser la honte. Ni perdu dans la salle, ni séparés par la procédure, les voilà réunis sous la protection de la loi. Un geste de reconnaissance du tribunal avait suffi.  

C’est un geste empli d’humanité que n’auraient pas désavoué les partisans d’une justice restauratrice. La réponse aux violences extrêmes ne passe pas nécessairement par un surcroit de sévérité mais par une demande de récit et de réconciliation. Le mot d’Albie Sachs, juge à la cour suprême d’Afrique du sud - « Desmond Tutu pleure. Un juge ne pleure pas » - ne doit pas être mal interprété. Certes, nos audiences ne ressemblent nullement à celle de la commission Vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud appelée par ses adversaires la « commission kleenex ». Sous la guidance de Mgr Tutu, archevêque anglican du Cap, le rituel accompagnait les témoignages publics des victimes, de cantiques, de prières, de la présentation de cierges à la mémoire des morts. Lui-même pleurait et se prosternait devant les victimes. Ici, les larmes ont un sens dès lors qu’il s’agit de vider le symptôme afin de pouvoir soigner la communauté (« révéler c’est soigner » disait-on). Tutu se plaçait lui-même dans le faisceau de vie déchiré par la violence qu’il faut reconstruire dans une volonté commune où il s’incluait.    

Mais pourquoi chasserait-on à tout prix l’émotion du prétoire ? Pourquoi limiter la justice pénale à un strict débat en raison ? Si le juge doit rester impartial et indépendant, il n’est pas impassible. Il est, comme les autres, traversé par les émotions du prétoire. Il saura ainsi se rendre disponible pour des gestes de reconnaissance qui supposent d’avoir ressenti l’émotion vécue par les victimes. On a trop tendance à penser notre justice comme un travail technique et pauvre émotionnellement. Les faits ne se réduisent pas à des infractions elles- mêmes équivalentes à des peines. Dans tout procès se joue le lien organique qui fait tenir ensemble une communauté humaine.  Tout coupable appartient à la même humanité que la victime. Ils doivent être reconnus comme citoyens d’une communauté à reconstruire  et dont la dignité est  à préserver. Il y a dans l’acte de justice un temps pour des moments de justice restauratrice dont l’histoire des sept frères rappelle l’existence.  

 

Introduction au dossier

L’audience judiciaire est une rencontre entre des professionnels du droit formé à la parole publique et des gens ordinaires. Ceux-ci sont saisis dans un moment rare et douloureux de leur vie : un divorce, un licenciement, une tutelle, une demande  d’asile… Autour d’eux, il y a leur entourage qui nourrit des craintes, des anxiétés, des attentes. Il faut alors dire et redire le même récit déjà mille fois énoncé devant la police, les avocats, les services sociaux… A ces hommes et ces femmes, la rencontre avec la loi parait d’autant plus froide et pénible qu’elle ressemble à une épreuve. 

Au cours du procès d’assises dont il sera question dans ce dossier et certaines rubriques des Cahiers, ce sont des auteurs d’actes graves et leurs victimes qui comparaissent. Autour d’eux se tiennent les professionnels en robe que sont les juges et les avocats. Au milieu, les jurés ne doivent, selon leur serment, n’écouter « ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ». Il est normal que, lors d’une audience de plusieurs jours traversée d’enjeux dont la peine n’est pas le moindre, où souvent l’effraction de l'intime est livrée au public, les émotions se succèdent. Hors audience ou pendant son déroulement, le choc tantôt frontal, tantôt esquivé, se donne à voir dans le chaos de ses contradictions. C’est le juge confronté à la douleur des parents ayant perdu leur enfant ou un détenu gravement malade. C’est l’avocat qui plaide pour obtenir de l’accusé un aveu de réconciliation. C’est l’audition des victimes qui peut induire une empathie envahissante. Quand l’émotion se dilate dans l’espace judiciaire, quand un passage à l’acte peut se produire, la suspension de l’audience est l’ultime instrument de régulation mais la cour a d’autres moyens : le respect de la place de chacun, la direction des débats, l’appel au silence, bref le rituel judiciaire lui-même. 

Quels sont les ressources des professionnels confrontés à leurs émotions ? Il est évident que l’attente de contrôle est la plus forte en ce qui concerne le juge. A l’inverse de l’accusé ou de l’avocat dont la libre expression est protégée, la figure du « juge émotionnel » (qu’il soit impoli, bouleversé ou colérique, par exemple) est repérable dans différentes jurisprudences inspirée par la notion impartialité (K. Hoffmann-Holland). L’exemple des Magistrates’ Courts australiennes où le rituel est faible et la confrontation directe au public fréquente, montre que les juges sont seuls et démunis face à cette exigence. La rencontre entre implication affective et obligation de neutralité peut conduire à des « épuisements professionnels ». Mais il ne nous est pas dit si cette enquête - unique à notre connaissance- sur le « travail émotionnel » des magistrats a conduit à des formes d’aides ou de soutien psychologiques (S. Roach-Anleu et K Mack). C’est à la nécessité de groupe de parole ou d’une formation spécifique  qu’aboutit Odile Barral. Au terme d’un texte nourri de situations saisies dans la vie quotidienne, cet auteur fait sentir l’omniprésence d’un tissu émotionnel dans les tribunaux. Faute de pouvoir s’en dépendre, faute de lieu où  « déposer » les chocs reçus, on apprend tant bien que mal à vivre avec eux.   [1]    

Les autres acteurs du procès, bien que plus libres dans l’expression des émotions n’en doivent pas moins trouver leur propres modes de régulations. La comparaison de jurés français et italiens montre le rôle régulateur assuré hors audience par le groupe de pair qui permet d’absorber les secousses émotionnelles (A. Jolivet).  L’avocat lui-même part à la recherche d’une justice émotionnellement intelligente en plaidant mais sans garantir l’efficacité de sa stratégie (J. Danet). Le procès pénal américain va sans doute la plus loin dans cette direction puisqu’il met en compétition les preuves produites par les avocats des deux parties, la plus efficace étant celle qui produit l’impact émotionnel le plus fort chez les jurés. Cet usage direct s’oppose à la pondération observée dans le procès français où le président dirige les débats dans le souci de ne pas ranimer la braise des émotions (C. Besnier).

Quant aux chroniqueurs judiciaires, eux mieux que personne savent que « le frisson qui a parcouru la salle d’audience est aussi important qu’un témoignage ou qu’une expertise » (M. Peyrot). Ils doivent donc être disponibles pour entendre et écrire ces mots, ces murmures, ces silences décisifs. Avec le live-tweet, l’écrit filtre moins les émotions dont il répercute par séquences brèves les moments forts. L’expérience de deux journalistes ayant suivi le procès de Anders Breivik à Oslo en 2011, montrent cependant que son usage peut être intelligemment construit au moyen d’une approche réfléchie évitant le risque d’un « journalisme à ciel ouvert ». (V. Jeanne-Perrier et T. Mendes-France).    

Tout le paradoxe vient de ce que le procès pénal doit autant libérer les émotions que les contrôler. Cette double exigence lui est consubstantielle. La première est la voie d’accès à la vérité. La seconde permet d’éviter la confusion. Voilà pourquoi cette puissance de révélation est affectée d’un coefficient de contrôle variable selon les acteurs du procès. Maximum chez le juge (et les jurés), il est moindre chez l’avocat, inexistant chez l’accusé, les témoins, la victime. L’exigence de contrôle chez le juge est une condition substantielle de la validité de la procédure équitable. L’irruption de l’émotion s’apparente chez lui à une prise de position qui peut être sanctionnée. Chez l’avocat, son usage est libre mais doit être calibré et orienté car émouvoir n’est ni prouver ni argumenter. Chez les jurés, le groupe qu’ils forment mais aussi la formation préalable et l’accompagnement des professionnels jouent un rôle enveloppant.    

A l’opposé, l’accusé est isolé, mis à nu, expertisé, invité à se placer dans la perspective de la vérité. Un geste infime, un mot ou un fou rire peut le trahir. Une larme peut percer la cuirasse de sa défense. Dans le face à face, peuvent surgir des instants de vérité qui peuvent être décisifs. La victime, de son côté, dit « sa » vérité par sa parole mais aussi son corps où se lisent ses traumatismes et une demande diffuse de réparation. Dans cette perspective, l’émotion est créditée d’une capacité narrative. Elle est créatrice dès lors qu’elle se met « au service de la vérité » (C Besnier) et restaure l’estime de soi (J.  Danet).  « De phénomène induit, elle devient puissance inductrice » (J-L. Gillet). Les témoins aussi doivent dire « toute la vérité » et déposer « sans haine et sans crainte ». Ils sont de véritables acteurs de la cérémonie où l’acte commis va être revécu, transmué dans le rituel, orienté par une exigence de vérité…

Sous le prisme de l’émotion, le sens de l’acte de justice change. On peut se demander si une manière de rendre justice à ces attentes n’est pas contenue dans la notion de « réparation émotionnelle ».[2] Ni indemnitaire, ni pénale, cette réparation viendrait de la capacité de l’audience à se mettre à l’écoute des paroles, de toutes les paroles, en participant activement, dit J-L. Gillet, à une « citoyenneté à visage humain ». 

 

Sommaire

Tribune : L’émotion : s’en accommoder, s’en méfier, s’en féliciter (JL. Gillet)

 

Les émotions dans le prétoire

« Un juge ne pleure pas » (K.Hoffman-Holland)

Le travail émotionnel dans le quotidien d’une juridiction (S. Anleu, K. Mack)

Les émotions à l’audience criminelle : une comparaison France /Etats Unis (C. Besnier)

Les jurés face aux émotions : regards croisés  France /Italie,  (A.Jolivet)

L'émotion du juge, (O. Barral)

L’avocat, le juge et l’émotion (J. Danet)

 

Juger ailleurs

Les violences faites aux femmes en Espagne (E. Garro-Carrera )

 

Croisée des savoirs

Justice et médias : d’André Gide à Tweeter  (M. Peyrot)

 

Le débat démocratique

L’Europe pénale : une utopie réalisable  (F.X. Roux Demarre)

 

Juger en situation 

Le procès via twitter. Le cas Anders Breivik, Norvège, 2012  (V. Jeanne Perrier, T Mendes-France)

 

Lire, voir, entendre

"Le chemin des morts" (récit de François Sureau) par J.Michel

"Quand Sisyphe se révolte" (film documentaire d’Abraham Ségal) par D.Salas

"Le droit incarné", (essai Anne Teissier-Ensminger) par S.Travers de Faultrier 



[1] Nous avions abordé ce thème dans un précédent numéro, « La justice des mineurs, une nouvelle ère ? », H. Bazex, « Le stress des magistrats, quelle analyse ? quel accompagnement ? », Les Cahiers de la Justice, 2011/3.  

[2] Notion évoquée dans « La justice réparatrice et les victimes », Les Cahiers de la Justice, 2006/1